Par Bady BEN NACEUR Le 15 mai prochain, Hédi Turki aura quatre-vingt-dix ans, si Dieu le veut. Il faudra donc le fêter. Le fêter à sa juste valeur, maintenant qu'après son sacerdoce accompli, nous pouvons déclarer qu'il fut un éminent peintre doublé d'un animateur remarquable dans tous les milieux artistiques du pays, et à travers plusieurs générations d'artistes. Dans la salle du musée du village haut perché de Sidi Bou-Saïd, sa famille le fête déjà, depuis deux semaines, en présentant à la fois ses carnets de voyages — croquis à main levée, gouaches sanguines, aquarelles —, d'un réalisme et d'un naturalisme débordants et qui accompagnèrent l'artiste dans toutes ses escapades à travers le monde. Des carnets qui, comme il le déclarait naguère, étaient devenus «un impératif moral autant qu'artistique pour se faire la main». Et, d'autre part, des huiles sur toile d'une abstraction lyrique chaleureuse inspirées d'un voyage aux Etats-Unis, à la fin des années cinquante, lorsqu'il découvrit Jackson Pollock et Mark Tobey. Mais comment peut-on être, à la fois, «réaliste» et «abstrait» ? Etre, d'un côté, dans l'apparence sensible des choses et, de l'autre, chercher à se libérer de cette même apparence pour atteindre comme le fit si bien Hédi Turki à cette «suprême objectivité» contenant toutes les vérités du monde visible et invisible. Ces vérités qui, selon G. Mercier, se combinent pour créer la «biologie du plan coloré» ? C'est ce que nous allons essayer d'expliciter brièvement, à travers la rubrique de ce jour pour éviter les confusions à l'égard de l'Œuvre de cet artiste, sur lesquelles, on s'est beaucoup interrogé par le passé. Itinéraire d'artiste Dans la famille des Turki, on est artiste et même diplomate. Brahim le fut pour ce second cas, Zoubeïr, aujourd'hui disparu aussi, était le cadet de Hédi de deux ans. La famille Turki est issue de la Médina de Tunis ou, plutôt, de Halfaouine. Là, nous sommes dans le quartier des traditions ancestrales, des us et coutumes. Ce que Zoubeïr, remarquable dessinateur, va développer à travers ses croquis grand format, ses fresques, ses sculptures — voyez celle de Ibn Khaldoun dont le visage est celui même de l'artiste Zoubeïr Turki, le «pleinairiste» jeune homme plutôt fringant, chevelure abondante et très tôt argentée, lui aurait donné, avec l'emprunt d'une toge, l'air d'un sénateur consul. Il a toujours été tourné vers la modernité, à partir de la ville européenne. Après des études primaires à l'école franco-arabe, dans son quartier natal, il poursuit ses études secondaires au lycée Carnot et abandonne ses études après le décès de son père en 1939. A 23 ans, on le retrouve à Paris à la Grande Chaumière où il s'initie au dessin, perfectionne sa formation artistique. Nous sommes en 1941, la Seconde Guerre mondiale et une grande surrection poétique et artistique dans la capitale de l'Hexagone. D'autres artistes tunisiens comme lui vont découvrir, parfois subir, les influences et les styles des grands maîtres de l'art, de Picasso à Klee (qui a découvert la modernité en art en Tunisie !), Aly Ben Salem, Hatim El Mekki, Amara Debbech, Edgard Naccache, etc. En 1956, il fréquente l'Académie des Beaux-Arts de Rome. Son maître, Amerigo Natinguerra Baroli, lui apprend comment accéder à une certaine «autonomie en art». C'est important pour l'avenir de l'artiste en perpétuel devenir. Hédi Turki cultive sa propre sensibilité, ses propres visions du monde sensible. Ses carnets déjà foisonnent de portraits d'êtres inconnus, de paysages urbains nécessaires aux alignements des plans, aux effets de perspectives. Ses paysages crayonnés, feutrés aux encres de Chine sont exécutés avec une fougue et une énergie rapide comme l'instinct. Les plans colorés débordent sur les traits, la forme. Le réalisme commence peu à peu à être plutôt trouble. On dira plus tard qu'il navigue entre l'art formel et informel. Montrer et ne pas montrer vraiment. Dissoudre la matière progressivement. L'image de la matière. A l'époque, on parlait encore de l' «interdit figuratif». Les calligraphes, les lettristes vont s'en donner à cœur joie dans nos murs. Hédi Turki n'y adhère pas. Il a quitté les vieux parapets de la Médina, ses influences, ses traces. C'est aux Etats-Unis qu'il va être conquis par l'art abstrait. Art abstrait et subtilité des atmosphères Aux Etats-Unis, à New York, dans le quartier de Chealse notamment, les grands manitous de l'art abstrait sont là et, parmi eux, Hédi Turki va découvrir successivement Jackson Pollock puis Rothko, le plasticien américain d'origine russe. Du premier, surgit dans les œuvres de l'artiste —quelques œuvres présentes comme rappel aujourd'hui sur les cimaises de Sidi Bou-Saïd— une peinture informelle où le pinceau n'a même plus droit de cité. C'est la peinture dégoulinante sur la toile, le papier ou le bois qui va s'inscrire en filets de couleurs instinctivement, faisant apparaître, instructivement, des formes informes. Le résultat comme on peut le remarquer au musée de Sidi Bou-Saïd n'est pas convaincant. L'attirance vers la sensibilité et l'atmosphère des abstractions de Rothko devient alors manifeste chez Turki. Il abandonne le premier pour ce dernier, mais il n'en garde pas moins un effet plus subtil du dégoulinement, lorsque le plan coloré de la surface a été élaboré. Il s'agit alors de sortes de trames dans des tons ocres, trames espacées qui vont couvrir la toile, comme les fils d'un métier à tisser verticaux. Ces œuvres, très recherchées aujourd'hui, sont du domaine de la plus pure des sensibilités, de l'affectivité, de l'émotion. Ce sont des atmosphères pleines de musicalité. Il ne s'agit plus de toucher le spectateur par quelque chose d'apparent, de visible, mais plutôt par un contact intuitif exempt de tout discours, de toute pensée didactique. C'est notre regard qui doit être agissant à son tour, par l'intermédiaire des sens. Un contact plus étroit avec le sacré, peut-être. Hédi Turki considère, d'ailleurs, ces peintures abstraites comme des œuvres majeures, œuvres de grande réflexion philosophique dans sa trajectoire d'artiste. Trajectoire aboutie, à quatre-vingt-dix ans...