Je me propose dans cette rubrique de rappeler au chef du gouvernement quelques termes ou expressions dont il aurait pu oublier (ou redouter) le sens. Je commence aujourd'hui par la lettre R pour le mot rupture. Le soulèvement, que la Tunisie a connu, considéré sans ambages par les Tunisiens comme un événement historique sans précédent dans l'histoire du pays, est ainsi reconnu partout dans le monde comme une véritable révolution. Il constitue par conséquent l'amorce, non pas d'un changement, terme fortement galvaudé, puisqu'on sait maintenant que le changement est un processus de substitution de quelque chose par la même chose qui peut être meilleure ou pire, et dans le cas de la Tunisie, le changement du 7 novembre a été funeste, mais d'une rupture qui est un dénouement en opposition totale avec ce qui l'a précédé. Malheureusement, cette rupture n'a pas ou pas encore eu lieu. La faute nous incombe, à nous tous, car nous avions agi en témoins impatients, pressés de brader une révolution supposée acquise pour l'éclat immédiat de l'exercice d'une liberté tant réclamée. En cherchant à traverser en toute hâte l'épreuve du soulèvement populaire et ses éventuelles conséquences déstabilisatrices, nous avions omis de saisir tout le bien-fondé du bon sens populaire jugé, à tort, comme une surenchère extrémiste. Pourtant, par une prudence toute spontanée, ce bon sens nous indiquait les écueils à venir et anticipait les événements futurs. Par un insistant rappel, il a cherché à nous prévenir que tout ne serait pas terminé tant que les hiérarques du régime de Ben Ali et leurs structures seraient maintenus. Reprenons le fil des événements : — Le peuple a d'abord réclamé, fort justement, un gouvernement représentatif de la révolution, c'est-à-dire affranchi de toute référence à l'ancien pouvoir et intact de toute présence de ses représentants, fussent-ils réputés irréprochables. — Cette exigence n'ayant été satisfaite qu'à moitié, le peuple a continué à s'opposer au maintien de quatre des ministres de Ben Ali, détenteurs de surcroît de ministères de souveraineté. — Bien que cette dernière exigence ait été satisfaite, le peuple avait jugé bon de pousser son avantage un cran plus haut, adressant une ultime supplique d'une opinion publique déjà acquise au désir illusoire de remettre au plus vite le pays au travail : la dissolution du parti et le départ M. Ghannouchi. Pendant dix ans M. Ghannouchi n'a rien vu, aveuglé par une croissance économique rarement descendue au-dessous des 5%. Pendant dix ans, M. Ghannouchi n'a rien entendu des tumultes de la rue : ni les critiques, ni les protestations, ni la contestation, conforté qu'il fut par les satisfecit récurrents accordés par les institutions financières internationales pour sa politique économique. M. Ghannouchi n'a distingué aucun frémissement, aucune rumeur à propos de l'enrichissement personnel du clan Ben Ali, l'anéantissement des libertés politiques, les cris de colère réprimés dans le sang et le harcèlement systématique des opposants, Pendant dix ans, M. Ghannouchi n'a rien dit, victime d'une parole confisquée par les communiqués officiels sur son activité et notamment sur le rituel à la fois précis et grotesque qui l'exposait chaque lundi matin aux directives du chef de l'Etat qui lui assignait sa feuille de route pour un gouvernement hebdomadaire du pays. Dix ans durant, M. Ghannouchi fut ainsi frappé de cécité cognitive qui lui a interdit de voir ce qui existe vraiment ou voir autre chose que la réalité par la seule force de l'obéissance. Dix ans durant, M. Ghannouchi fut frappé de surdité de perception, un handicap contracté après des années d'exposition au brouhaha persistant de la propagande gouvernementale. Enfin, dix ans durant, M. Ghannouchi a souffert de mutisme sélectif qui le rendait incapable d'intervenir sur des sujets spécifiques comme la justice fiscale, la démocratie, les droits de l'Homme ou la liberté d'expression. Bien que fortement accablé de ce triple handicap, l'insurrection populaire semble avoir agi sue le Premier ministre en prodige eucharistique puisque, la révolution accomplie et Ben Ali parti, il s'est mis à surfer sur les vagues de la sémantique révolutionnaire ; nous rappelant «les exigences de la révolution», «les aspirations du peuple», «la nécessité de la mise en place des réformes démocratiques» et «des droits civiques», tout en nous mettant en garde contre les risques de dérapage et des dangers de la réaction. On croit rêver ! L'opinion publique avait ainsi en main tous les arguments susceptibles de donner raison à l'obstination contestataire des manifestants mobilisés à la place de la Kasbah. Depuis, le Premier ministre de Ben Ali n'a pas lésiné pour démontrer son inaptitude à diriger dès qu'il s'agit de prendre en main la destinée d'un pays en révolution, sa profonde méconnaissance de la réalité du pays pour n'avoir été que l'exécutant docile d'une machine dont il ne maîtrisait pas les rouages, ainsi que la persistance de ses penchants régionalistes et rcédéistes. Tout cela devait déclencher, de sa part, dès le départ de Ben Ali, une série de gaffes qui pourraient, à terme, conduire le pays au chaos. De ce roman de bourdes, j'en citerai les titres les plus troublants: — Le 14 janvier, M. Ghannouchi s'est autoproclamé président de la République Tunisienne en vertu de l'article 56 de la Constitution, laissant explicitement la porte ouverte à un retour au pouvoir de Ben Ali. — Dans une interview à France 24, M. Ghannouchi annonce qu'une conversation téléphonique a eu lieu entre lui et l'ex-président de la Tunisie. — M. Ghannouchi nomme 24 gouverneurs dont 19 sont des ex-rcédéistes, suscitant ainsi une vague de colère et une flambée de violence dans plusieurs villes du pays. Sur un plan plus général, le gouvernement actuel qu'il préside est dans un état de putréfaction avancée : — Absence de sécurité : une armée valeureuse mais débordée au point de faire appel aux réservistes et aux retraités et une police encore craintive et qui se dérobe à sa responsabilité. — Contestation systématique, exprimée dans une pagaille de revendications, de toute décision du gouvernement, de toute nomination, de toute initiative et perte de confiance du public dans les institutions et les rouages de l'Etat. — Pour un pays qui vient de connaître la liberté d'expression, la responsabilité des médias est un enjeu essentiel. Pourtant presse écrite, radios et chaînes de télévision, nationales et privées, hier muselées, sont aujourd'hui totalement livrées à elles-mêmes, exerçant leurs fonctions sans aucune règle déontologique, le maître-mot étant la liberté totale d'une expression en logorrhée et une complaisance débridée envers un public désemparé. Faute d'épuiser les lettres de l'alphabet, je me contenterai de passer directement à la lettre Z et j'aurais là l'embarras du choix. Zèle ? Le Premier ministre l'a suffisamment affiché en parlant de son «amour pour la patrie» et son «avenir radieux» qu'il commence juste à entrevoir. Accordons-lui le bénéfice du doute. Mais ce zèle subit, agréablement surprenant pour les plus optimistes, ne serait-il pas l'annonce, que les plus pessimistes ont le droit de penser, d'une terrible récupération de la révolution, à la manière de ce film de Costa-Gavras dont tous les Tunisiens se souviennent : Z. Y.E. * Professeur à la FSHS de Tunis