Par Abdelfettah TRIKI* Les évènements qui se sont récemment déroulés en Tunisie sont extraordinaires répondant à des aspirations à la dignité, à la liberté, à la démocratie, et au bien être… Dès lors, on assiste à des formes émergentes de la contestation et de l'émancipation qui projettent sur la scène de nouveaux acteurs, de nouveaux moyens et de nouvelles formes d'expression. Les évènements en question sont frappants ou pour utiliser le langage des chercheurs «surprenants». Ils nécessitent par conséquent des modes de réflexion qui s'élèvent à leur hauteur. Ils interpellent tous les intellectuels qui s'identifient désormais non seulement en tant qu'adhérents aux nobles valeurs de la révolution, mais aussi et surtout en tant que défenseurs de ses principes et de ses symboles. Depuis la glorieuse révolution du 14 Janvier 2011, plusieurs interventions et déclarations dans les débats télévisés, radiophoniques ou autres reflètent une attitude négative vis-à-vis d'interprétations et d'explications attribuées aux évènements de la révolution. On entend des remarques de type «nous avons besoin d'actes, de mesures concrètes plutôt que de paroles… la théorie ne sert à rien». Ainsi, à maintes reprises, on coupe court à des propos d'intervenants qui s'engagent pourtant dans de pistes prometteuses sous prétexte que le contexte actuel ne s'y prête pas. C'est comme si on sous-estimait les tentatives de tirer les significations extrêmement profondes mais pas toujours évidentes, et comme si on voulait pousser les gens à agir et non à réfléchir pour sortir de l'impasse. Je pense que cette démarche est à la fois infructueuse et déplacée car elle sous estime l'utilité de la compréhension et de l'assimilation et écarte les efforts de la conceptualisation qui, à certains égards, n'est pas à la portée de tout un chacun. «Il n'y a pas plus pratique qu'une bonne théorie», disait Kurt Lewin au début du siècle dernier. Rappelons que ce grand spécialiste de la psychologie sociale a consacré toute sa vie à la défense des valeurs de tolérance et de liberté notamment au travers de ses travaux conduisant à la démocratie. Personnellement, je pense que ceux qui se précipitent sur les actions concrètes risquent de se suffire à des approximations basées sur des analyses superficielles des évènements qui sont pourtant chargés de sens et de faire du tort aux principes nobles de la révolution. Par moments, ces derniers ont du mal à assimiler la profondeur et la portée des actes et des évènements de la révolution. En cette étape cruciale de la révolution, nous avons besoin de conduire une réflexion approfondie et de développer une connaissance avertie de la réalité. Cette connaissance passe nécessairement par la compréhension des faits, des intentions et des motivations des individus participant à la création de cette réalité, compréhension qui, seule permet d'assigner un sens aux comportements. J'ai bien peur que l'on s'empresse à trouver des solutions et à prendre des mesures d'urgence pour résoudre des problèmes épineux qui se sont accumulés à travers le temps et dont on ne saisit pas convenablement l'acuité et la complexité. Le manque d'approfondissement et la précipitation sur des recettes toutes faites risquent de s'en prendre aux symptômes et non aux racines des problèmes. Les mesures urgentes entreprises par le gouvernement provisoire s'élèvent-elles aux aspirations du peuple ? A en juger par les réactions des uns et des autres, l'initiative de distribuer des petits salaires aux nécessiteux dans certaines zones de l'intérieur sont incohérentes avec l'attachement aux valeurs de la révolution, entre autres, l'aspiration à une vie active décente. Au contraire, cette initiative risque de renforcer la marginalisation des jeunes. Ces jeunes ne demandent pas l'aumône, déclarent certains intervenants à la radio. Ils réclament leur droit à la dignité, au développement et à l'équité. Ils expriment leur scepticisme vis-à-vis de ces instruments qu'ils jugent inadaptés à leur situation. Certains intervenants déclarent se sentir mal à l'aise par rapport à leur implication dans le bénévolat et les tâches floues qu'il comporte. Ce à quoi ils s'attendent, c'est une insertion véritable dans les milieux professionnels et une participation effective à un début de vie active. «J'ai bien peur qu'on m'accorde une rémunération peu méritée à cause d'un travail improductif», dit un intervenant à la radio nationale. Par conséquent, ces actions, même si elles résultent de bonnes intentions, risquent de porter atteinte aux valeurs sublimes de la révolution, tels que l'épanouissement dans le travail et la dignité. La révolution a éclaté à Sidi Bouzid essentiellement à cause d'une atteinte à la dignité de la personne. Elle a pris une ampleur telle que tous les Tunisiens – riches ou pauvres, jeunes ou vieux – indépendamment de leur appartenance sociale et leur origine géographique, réclament à une citoyenneté bafouée depuis belle lurette et une qualité de vie meilleure. On dirait qu'ils attendaient tous ces moments historiques pour donner libre cours à leur colère et exprimer leurs profondes aspirations au bien être. Dans un souci de défendre les acquis de la révolution, de cultiver ses symboles et de sublimer ses principes fondamentaux, le peuple a besoin d'urgence de mobiliser toutes les compétences disponibles quelle qu'en soit la spécialité et la discipline pour approfondir la réflexion sur la signification des évènements de Janvier et la portée des valeurs sublimes de la révolution dont ils sont investis. Il ne faut surtout pas attendre les politiciens actuels pour le faire. Au moment où les citoyens ont fait preuve de courage, de ténacité et d'inventivité dans la défense des acquis de leur révolution en mobilisant ses forces de cohésion contre l'acharnement des réactionnaires lors des premiers jours de la révolution, certains responsables politiques sont restés à la traine. Même si certains parmi eux partagent ces valeurs, ils prendront du temps pour y adhérer corps et âme au risque de les renier par la suite une fois coincés dans des engrenages et des calculs politiques. Force est de constater que les intellectuels ne sont pas eux aussi suffisamment impliqués dans cette phase délicate de la transition pour la construction de la nouvelle société qui se profile à l'horizon. Il est temps d'en parler ; ils sont maintenant interpellés. Nous avons besoin d'utiliser tous nos atouts et mettre à contribution toutes nos compétences. Mais il semble qu'il n'existe pas une véritable volonté de les impliquer à en juger par la composition des trois commissions indépendantes chargées de trois dossiers ultra-sensibles : la réforme politique, l'enquête sur les malversations de l'ancien régime, celle sur les évènements dramatiques de ces dernières semaines. Nous comptons beaucoup sur ces commissions pour jeter les bases d'un projet de société moderne promouvant les valeurs de l'équité, de la liberté et de la démocratie. Une telle mission est une énorme responsabilité. Elle doit impliquer tous les spécialistes de sciences humaines. Au lieu d'aller chercher les compétences où elles se trouvent et solliciter leur aide, les politiques ont tendance à se précipiter sur des solutions prises à la hâte. Une telle attitude risque d'écarter les compétences utiles en constituant des équipes de travail sur la base de réseaux de connaissances ou d'affinités personnelles. Ce dont on a besoin c'est une volonté de faire fédérer les compétences interdisciplinaires. Les journalistes engagés dans les divers media, appelés le quatrième pouvoir eu égard à leur influence considérable sur le comportement des gens, ont besoin plus que quiconque de développer des modes de réflexion qui leur permettent de construire une véritable compréhension du comportement des acteurs. Cette compréhension qui passe nécessairement par la conceptualisation est indispensable dans la mesure où elle va constituer un ancrage théoriquement fondé à toutes leurs analyses et à leurs critiques. C'est ainsi qu'ils peuvent eux aussi apporter leurs contributions à la promotion et au renforcement des valeurs nobles de la révolution.