Par Mustapha ENNAIFAR Je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'après des décennies de privation de liberté d'expression, le peuple tunisien en révolution soit privé d'un débat national public sur son avenir politique. Je n'admets pas que ce débat nécessaire pour éclairer le citoyen soit escamoté du fait d'une décision prise par le despote avant sa chute. En effet, c'est une commission supérieure de la réforme politique qui assurera la consultation, à huis clos, de représentants de la société civile (partis politiques, organisations civiques, personnalités nationales). Au terme de ces échanges à huis clos et d'une activité de synthèse et de rédaction, à huis clos aussi, la commission remettra, sans doute sous pli confidentiel, au président de la République, son projet de Constitution. Qu'en adviendra-t-il par la suite ? Le pire serait que ce projet soit soumis à discussion et adoption par les deux simulacres d'assemblées législatives actuelles (l'Assemblée nationale et la Chambre des conseillers). Ces deux assemblées qui viennent de nous confirmer, en direct à la télévision, qu'il était illégitime, inutile et déplorable de les maintenir pendant cette période révolutionnaire. Il aurait fallu les dissoudre, comme cela a été fait pour l'Assemblée nationale en Egypte. A leur place, et compte tenu de la situation exceptionnelle que connaît notre pays, il aurait fallu mettre en place une Assemblée constituante réunissant les représentants de la société civile et des partis politiques et capable d'interagir avec notre société et de traduire dans des lois nouvelles sa volonté profonde de changement. Soumettre le projet de Constitution à cette assemblée nouvelle aurait du sens : cela donnerait lieu à un débat qui serait vif, sans doute, mais qui serait fécond et déboucherait sur un vrai pacte national. La voie la meilleure pour élaborer une Constitution découlant d'un consensus national aurait été d'organiser, pendant un mois, un débat national en mobilisant pour cela tous les médias et toutes les structures politiques et civiles puis, d'en transmettre les conclusions aux juristes de la commission supérieure, celle-ci disposant après cela d'une période définie et qui ne soit pas trop longue ( ce qui n'est d'ailleurs pas le cas actuellement où l'on parle d'un délai minimum de six mois et sans échéance précise ! ) pour élaborer et présenter son projet. Aujourd'hui c'est la voie inverse qui a été suivie. Dont acte. Nous n'allons pas demander de rebrousser chemin, mais n'est-on pas au moins en droit d'exiger en tant que citoyen, soucieux de s'informer et d'apporter sa contribution, d'être associé à ce processus au moins par ce moyen formidable qu'est Internet ? Pourquoi faut-il que les échanges entre la commission supérieure de la réforme politique et ses divers interlocuteurs se déroulent à huis clos ? Pourquoi priver les citoyens tunisiens des informations susceptibles de les éclairer, de les aider à se faire une opinion, à se préparer aux votes à venir qui détermineront le destin de plusieurs générations de Tunisiens? Pourquoi les priver de l'occasion d'exprimer leur point de vue, de discuter ou de soutenir les différentes propositions qui seront exprimées ? Pourquoi les frustrer de cette opportunité formidable de participer à un acte citoyen qui leur permettra d'enrichir leur conscience politique et de participer à la construction de la maison commune ? L'information sur les travaux de cette commission risque bientôt, si l'on n'y prend garde, de nous rappeler les séquences des journaux télévisés passés sur les réunions présidentielles, où nous pouvions observer à loisir, comme dans le cinéma muet, les gesticulations du grand acteur de l'époque avec ses interlocuteurs, mais où nous n'étions pas autorisés à prendre connaissance de la teneur des propos échangés. La distance mise entre le processus de réforme politique et le commun des citoyens ne peut être que défavorable au développement de l'esprit démocratique et à la responsabilisation des citoyens. Pour éviter ce risque et, plus grave encore, celui de voir le citoyen tunisien se désintéresser de la chose publique et voter de manière irresponsable, j'en appelle aux partis politiques et je leur demande d'informer les citoyens de toutes les régions sur les propositions qu'ils comptent soumettre à la commission supérieure et de leur donner aussi l'occasion de communiquer avec eux en ayant recours aux médias classiques et modernes (réunions publiques, journaux, forums électroniques etc). J'en appelle au gouvernement provisoire pour qu'il charge la télévision nationale de retransmettre (en direct ou en différé) l'essentiel des échanges entre la commission supérieure de la réforme politique et ses divers interlocuteurs. J'en appelle au président de cette commission pour mettre en place un site informatique pour informer les citoyens et recueillir leurs avis. J'en appelle aux responsables des journaux pour qu'ils nous informent quotidiennement sur le développement des travaux de la commission supérieure et sur le positionnement politique de chaque instance qu'elle aura consultée. En se sacrifiant par le feu, Mohamed Bouazizi, et tous les autres révoltés morts aussi par le feu, ont transmis une lumière nouvelle qu'il ne faut surtout pas laisser s'éteindre parce que c'est celle de la dignité retrouvée. Celle de citoyens matures. Celle qui illumine toute société démocratique. Cette lumière ne peut s'épanouir que dans le plein air. Elle a horreur des huis clos.