Par Me Amin Ben Khaled Expliquer, maintenant, la Révolution tunisienne est sans doute intrépide, du moins prématuré, étant donné que toute explication implique nécessairement une ambition d'objectivité. Or il est peu probable que l'on possède aujourd'hui une vision claire, intégrale et définitive des événements qui ont précédé le 14 janvier dernier, date qui symbolisera la chute de l'ancien régime. Cependant, il est tout de même permis d'avancer une ou plusieurs lectures de la Révolution tunisienne, en attendant le moment où elle fera l'objet d'études plus approfondies et surtout plus lucides. Dans ce qui va suivre, nous allons essayer de donner cinq lectures, certes un peu échevelées, mais qui aspirent à donner une interprétation transcendante en contraste avec les explications hâtives basées sur l'événementiel ou l'anecdotique qui fleurissent de nos jours, et qui gâchent toute contemplation sereine de la Révolution tunisienne. Du système clos au système ouvert Pour le Tunisien, la révolution tunisienne marque tout d'abord le passage d'un système clos, dans lequel le devenir et la nouveauté étaient absents, à un système ouvert, dans lequel les possibilités sont devenues merveilleusement et brusquement illimitées. Ainsi, nous avons vécu, depuis la proclamation de la République, dans un espace politique fermé, dominé par la figure centrale du président, qui tel le soleil de Copernic se manifestait selon une mécanique stable et périodique. Nous nous trouvons désormais dans un espace public avec plusieurs centres de gravité, dans lequel différents acteurs, en commençant par le citoyen, sont en relation de conflit et/ou de coopération. Ainsi la politique n'est plus ce qu'elle était, à savoir un mécanisme prévisible et ennuyeux, mais est devenue un outil permettant d'exprimer les projets des plus réalistes aux plus fantaisistes. Il est vrai aussi qu'il y a ici et là quelques projets destructeurs et dangereux du fait de l'infinité de possibilités qu'offre désormais l'ouverture de l'espace public. Mais nous savons aussi que tout système ouvert évoluera doucement et indéniablement vers son état d'équilibre où il se maintiendra durablement grâce à l'attraction mutuelle entre les divers éléments qui le composent. Une révolution spontanée La spontanéité ne signifie pas hasard ou superfluité. Elle désigne plutôt le déclenchement impromptu d'un processus intérieur– sans l'intervention d'une cause extérieure – et ce, en vue de réaliser certaines causes finales. Ainsi, et dans cette optique, la Révolution tunisienne pourrait être considérée comme étant une révolution spontanée. Sans leader, sans élite et sans idéologie, la révolution s'est faite dans et par le citoyen tunisien. Mieux encore, elle n'a profité d'aucune intelligence extérieure — comme certaines révolutions historiques — au contraire, c'est dans un contexte international indifférent, voire parfois hostile, que le processus révolutionnaire a fini par imposer la volonté du peuple tunisien au monde entier. L'une des conséquences de cette révolution spontanée serait le fait qu'il ne faut plus l'analyser selon la littérature classique relative aux révolutions, mais selon un nouvel outillage théorique qui tiendrait compte de certains paradigmes plus récents qui commencent à s'appliquer aux sciences sociales comme ceux relatifs à la complexité, à l'entropie ou à la théorie du chaos. Un déchirement absolu entre le réel et le virtuel Le rôle qu'ont joué les réseaux sociaux à travers internet — notamment Facebook — dans le développement du processus révolutionnaire est indéniable. Au-delà du fait que ces nouveaux moyens de communication ont contourné la censure systématique de l'ancien régime, ils ont fait vivre le Tunisien dans un véritable état de déchirement absolu entre le réel et le virtuel. Dans une certaine mesure, c'est ce déchirement absolu qui a permis au Tunisien de prendre conscience de sa propre existence, ou plutôt de son inexistence en tant que citoyen. En effet, le monde réel composé des médias nationaux, des discours politiques officiels ou encore des manifestations d'appui à l'ex-président, manifestations orchestrées par des structures obscures ou manigancées, n'était qu'une simulation, en dernière analyse, un monde trompeur ou virtuel. Or, c'est le monde virtuel des réseaux sociaux du web qui s'est imposé comme le porte-voix de la réalité de ce qui se passait dans le pays. Ainsi, à l'aube de la Révolution tunisienne, le Tunisien était au paroxysme du déchirement existentiel dans la mesure où la réalité officielle n'était qu'une virtualité tandis que paradoxalement, c'était le réseau virtuel qui donnait une vue limpide sur le réel. Le faux problème de la définition La Révolution tunisienne est-elle une révolution ? Cette question barbare que l'usage impose est tautologique et constitue au fond un faux problème. Car de deux choses l'une : ou bien la révolution tunisienne représente un fait historique original, nouveau et rebelle à toute qualification académique préétablie ; ou bien elle doit être conforme aux canons classiques et idéologiques du concept de «Révolution». Dans le premier cas, la Révolution tunisienne donnera une nouvelle dimension au paradigme de révolution, un peu comme l'Intifada palestinienne qui avait donné un nouveau visage jusque-là méconnu de la lutte des peuples. Dans le second cas, c'est-à-dire si l'on cherche coûte que coûte à pousser la révolution tunisienne à ce qu'elle soit calquée sur un modèle révolutionnaire théorique, on risquerait de se méprendre sur un mouvement à la base citoyen, authentique et surtout non idéologisé. Par conséquent, la Révolution tunisienne est une révolution … à la tunisienne, née d'un esprit tunisien profondément tolérant, pragmatique et en aucun cas jusqu'au-boutiste. En ce sens, nous pouvons dire que la Révolution tunisienne est en train de révolutionner le concept même de révolution, à savoir une révolution à la fois révolutionnaire et conservatrice. Révolutionnaire parce qu'elle veut extirper les racines mafieuses de l'ancien régime. Conservatrice parce qu'elle veut garder les fondements de l'Etat et les acquis républicains. L'immolation de Bouazizi : la symbolique d'un acte Beaucoup considèrent, et l'ont bien vu, que l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi marque le début de la Révolution tunisienne. Aussi cet acte fondateur survenu le 17 décembre 2010 est-il chargé de symboles. Tout d'abord il s'agit d'une tentative de suicide par immolation — Mohamed Bouazizi mourra le 4 janvier dernier —, tentative survenue à la suite d'une gifle donnée par une fonctionnaire municipale. La main gifleuse représentait-elle dans une certaine mesure cette main basse de la Régente de Carthage sur la Tunisie ? Il se trouve aussi que cette manière de se suicider est non seulement transculturelle mais porteuse de significations explicites : il s'agit d'un genre de «suicide citoyen» qui ne vise pas la destruction d'autrui, à l'inverse d'un attentat-suicide ou une prise d'otage. Enfin, il n'est pas inutile de préciser que le suicide est contraire aux préceptes religieux, notamment à l'Islam. L'immolation de Bouazizi signifiait-elle aussi une révolte contre la sur-islamisation de la société tunisienne orchestrée machiavéliquement par l'ancien régime ? De ce point de vue,la Révolution tunisienne, à travers l'extrapolation de son acte fondateur, pourrait être interprétée ainsi :c'est une révolution contre l'autoritarisme ; c'est une révolution citoyenne; c'est une révolution qui ne possède aucun référentiel religieux. Sa visée ? Une république dans laquelle la citoyenneté, les libertés politiques et la tolérance religieuse seront effectives. Est-ce possible ? Oui, à condition de laisser l'esprit du peuple — qui se trouve maintenant dans chaque citoyen tunisien — faire son œuvre silencieuse, pragmatique et patiente, œuvre qui ne doit en aucun cas être confisquée par des «tuteurs» bavards, jusqu'au-boutistes et impatients. Car il ne faut pas oublier qu'une révolution qui va jusqu'au bout, au sens puritain du terme, n'est autre qu'une rotation qui nous fait revenir au point de départ.