Par Mohsen JEDDI * Les objectifs de la longue lutte du peuple tunisien contre le protectorat français étaient, outre l'indépendance, l'établissement d'une Constitution (Destour) et l'émancipation du peuple dans le cadre d'un régime démocratique. Une fois l'indépendance acquise, en 1956, le président Bourguiba a entrepris d'installer , tambour battant, les bases d'un Etat moderne, avec, notamment, la promulgation du Code du statut personnel dès août 1956, l' adoption d'une Constitution instituant le régime républicain le 25 juillet 1957 et l'option affirmée et immédiatement mise en pratique concernant la généralisation de l'enseignement. Par contre, l'instauration d'un système démocratique, non seulement ne fut pas considérée comme une priorité, mais elle fut constamment repoussée aux calendes grecques, au prétexte que le peuple tunisien n'était pas encore mûr pour un tel régime et que toute la priorité devait être accordée à la construction d'un Etat moderne. C'était oublier que la démocratie constitue justement une des caractéristiques principales et un des meilleurs indicateurs de l'Etat moderne. C'est ainsi que fut institutionnalisé les système du parti unique et que toutes les organisations, petites ou grandes, furent asservies et vassalisées par ce parti. Au nom de l'unité nationale, on a assisté, petit à petit, à l'instauration d'un régime autocratique qui a réduit au silence toute velléité d'opposition et qui a verrouillé l'information, limitant ainsi considérablement le champ des libertés. Après le coup d'Etat dit "médical" du 7 novembre 1987, accueilli avec soulagement par une bonne partie de la population, beaucoup de Tunisiens ont cru naïvement aux promesses contenues dans la déclaration du 7 novembre, qui, si elles avaient été mises effectivement en pratique, auraient conduit à l'instauration d'un système démocratique. En effet, on reconnaissait enfin à ce peuple un "niveau de responsabilité et de maturité " et on y affirmait, entre autres, que "notre peuple est digne d'une vie politique évoluée et institutionnalisée fondée réellement sur le multipartisme et la pluralité des organisations de masse". En fait, après une période d'illusions, différemment appréciée, par les uns et les autres, selon leur degré de perspicacité, il s'est avéré que le "changement" préconisé par " l'ère nouvelle" constituait une véritable supercherie. Pire, on a assisté à un durcissement notable du régime autocratique, aussi bien dans la pratique quotidienne que par la promulgation d'un certain nombre de lois liberticides, dont celle de 1992 concernant les associations et celle de Juin 2010 qui, en rendant passible de 5 à 12 ans de prison toute critique du régime, criminalise la liberté d'expression pourtant reconnue par l'article 8 de la Constitution tunisienne .... Si, du temps de Bourguiba, le peuple tunisien n'était pas jugé mûr pour la démocratie, avec Ben Ali, on a essayé par tous les moyens, de l'infantiliser voire de l'humilier. De plus, on a assisté à la mise en place d'une dichotomie flagrante entre le discours (démocratie, libertés, droits de l'Homme, associations etc.... ) et la pratique, le vécu quotidien. Dans le cadre de cette "schizophrénie" généralisée qui constituait la marque du régime Ben Ali, tous les responsables, à commencer par le chef de l'Etat lui-même, ne rataient pas une occasion pour s'enorgueillir du nombre des associations ( 9517 associations au 10 avril 2010! ) de leurs qualités et du travail associatif pour faire croire à ceux qui le voulaient bien que nous vivions dans un pays libre, voire démocratique!!! Et pour mieux démontrer l'intérêt qu'on porte — en façade — à ce travail associatif, on est allé jusqu'à créer, en 1993, la Journée nationale des associations célébrée avec force discours, le 23 avril de chaque année‑! En fait, peu d'associations fonctionnaient de façon démocratique et la plupart d'entre elles, de quelque nature qu'elles soient, étaient surveillées contrôlées, sinon carrément inféodées au parti unique et complètement bâillonnées et paralysées. Celles qui essayaient de résister ou qui manifestaient quelques désirs d'autonomie étaient soit rappelées à l'ordre, soit noyautées; enfin toute tentative de création d'une association en dehors des normes communément admises ou comprenant parmi ses postulants des personnes considérées comme "persona non grata", car ne faisant pas partie du sérail, était soumise à des manœuvres dilatoires sans fin ou était carrément rejetée. Ainsi, Il est évident que, dans de telles conditions, on ne pouvait décemment parler de travail associatif et la plupart des 9517 associations recensées constituaient en fait, à l'instar du parti unique, des coquilles vides (ou vidées) et beaucoup d'entre elles fonctionnaient essentiellement comme des caisses de résonance du régime et du parti. Le 14 janvier 2011, journée historique et aussi mémorable que celle du 1er juin 1955 ou du 20 mars 1956, un bras de fer engagé par notre jeunesse, qui n'a pas duré plus de 23 jours, est arrivé à mettre à bas 23 ans de despotisme avec leur cortège d'oppression et de répression, d'humiliation et de corruption. Après cette véritable épopée que vient de vivre notre peuple, il nous reste à consolider cette victoire qu'il a remportée contre la dictature en installant durablement un régime démocratique, condition sine qua non pour pérenniser les acquis de cette révolution et se mettre définitivement à l'abri du risque d'une nouvelle dictature. L'instauration d'un système démocratique à tous les niveaux de décision va nécessiter un apprentissage, la pensée démocratique et la pratique de la démocratie, ne pouvant, du jour au lendemain se substituer facilement à un mode de pensée monolithique et à un système dirigiste, où, à tous les niveaux, tout procède du chef , sinon du palais. Pour cet apprentissage, la vie associative peut être considérée comme la meilleure des écoles et ce, pour tous les âges. Tous ceux qui ,comme moi, appartiennent aux générations ayant vécu sous le protectorat français , peuvent se rappeler qu'à cette époque et pendant les toutes premières années de l'indépendance, il y avait, dans les principales villes du pays, un tissu associatif assez dense (associations caritatives, sportives, culturelles etc..) qui fonctionnait de façon tout à fait démocratique, et en toute transparence, avec des discussions franches et libres , de vraies élections périodiques également libres, avec des candidatures multiples. Il est évident que tous ceux qui ont eu la chance de participer à de telles activités sont beaucoup mieux préparés à la vie démocratique que ceux qui, durant des années, n'ont fonctionné qu'en recevant des ordres ou a fortiori en en donnant, dans le cadre d'organisations dirigées par des membres "élus" qui ont reçu l'aval des autorités ou du parti, voire désignés par ces mêmes instances! En effet, l'association doit être un modèle démocratique et on doit également y retrouver l'idéal démocratique. C'est dans les associations que nous avions appris à discuter, à nous exprimer et à permettre à l'autre de discuter ; c'est là que nous avions surtout appris à respecter l'opinion de l'autre, à accepter le compromis et veiller à appliquer et mettre en pratique les décisions communes quelle que soit la position initiale de chacun. C'est dans les associations libres que nous avions appris à participer à des élections libres et transparentes. L'existence d'associations libres est un moyen très utile sinon indispensable pour rendre une société plus démocratique et réciproquement. Elle constitue un excellent indicateur de démocratisation. C'est pour cela que l'on peut considérer que la vie associative et la vie démocratique vont toujours de pair. Il devient donc urgent de lever toutes les entraves qui limitaient jusque là les activités des associations afin de leur permettre de jouer pleinement leur rôle en vue de la consolidation des acquis de notre révolution par l'instauration d'un régime authentiquement démocratique. * Professeur émérite, doyen honoraire de la faculté de Médecine de Sousse