Par Abderrahman Jerraya - C'est une chance extraordinaire (un miracle diraient certains) qu'aujourd'hui nous pouvons nous exprimer librement, sans contrainte, sans risque d'être maltraités, sanctionnés, sans crainte d'être traînés devant une « justice » aveugle et inhumaine. Ce bien précieux, ce don du ciel, cette ère nouvelle porteuse d'espérance, nous les devons d'abord à notre peuple et notamment à notre jeunesse. Je voudrais ici m'associer à ceux qui ont exprimé leur immense reconnaissance et leur profonde gratitude à ce peuple courageux et solidaire. Comme je voudrais saluer le rôle exemplaire de notre armée nationale qui s'est montrée à la hauteur de l'événement qui a fait basculer la Tunisie, du jour au lendemain, dans les rangs des pays démocratiques, des droits de l'Homme, de la justice et des libertés individuelles. C'était pour beaucoup un rêve qui est devenu réalité. Cette réalité s'est manifestée avec éclat par la liberté d'expression et d'information, par les mesures prises en matière d'amnistie générale à l'égard des prisonniers politiques, d'une aide multiforme pour les sans emploi et les plus démunis, par la mise en place de commissions à qui il est confié de faire des propositions de réforme institutionnelle, d'identifier et de traduire devant la justice, à la fois, les criminels, les fauteurs de troubles et les responsables de l'ancien régime, impliqués dans des affaires de corruption, de vols de biens publics et privés et d'atteintes aux droits de l'Homme. Tout cela était de nature à répondre aux aspirations et aux attentes de notre peuple n'eût été l'autisme quasi général à propos d'une question qui, à mon sens, me paraît essentielle à savoir la nature de la relation qui devrait être établie entre la religion et l'Etat. Si on a mis en lumière les agissements du président déchu et de son entourage en matière de transgression de la loi, de népotisme et de corruption, leurs injonctions dans le domaine religieux n'en étaient pas moins répréhensibles En fait de tout temps, les souverains grands et petits, les tyrans et les dictateurs de tout acabit ont instrumentalisé la religion à des fins politiques. Lors de son expédition en Egypte, Napoléon Bonaparte, ayant appris une certaine résistance de la part des « Oulémas », a fait venir ces derniers pour leur expliquer qu'il était le messager de Dieu avec pour mission de défendre l'Islam menacé par une invasion imminente venant des Anglais. Ce même Napoléon estimait que la religion permettait de faire supporter et même accepter les inégalités sociales. Ce qui a fait dire à certains qu'elle pouvait être considérée comme « l'opium des peuples », susceptible de créer en eux un sentiment de résignation, de torpeur, voire de soumission inconditionnelle. Le régime de Ben Ali s'est attaché à mettre en pratique cette conception cynique de la religion. Les exhortations des Imams En témoignaient, entre autres, les prêches prononcées par les imams tous les vendredis et qui se terminaient toujours par des exhortations à la soumission et/ou au soutien au régime en place, souhaitant longue vie et invulnérabilité au Président. Tout ce mélange des genres, toute cette hypocrisie institutionnalisée étaient indignes pour notre pays qui aspirait d'entrer de plain pied dans la modernité avec pour corollaire le respect des libertés individuelles, la transparence dans la gestion des affaires publiques, et la pratique de l'alternance à la tête de l'Etat. Pour les citoyens, les questions religieuses doivent faire partie de la sphère privée de chaque individu qui peut vivre sa foi comme il l'entend, en accord avec sa conscience, selon son intime conviction, sans injonction du politique, sans oppression de quelle que nature que ce soit. Quant à l'Etat, son rôle doit se limiter, entre autres et dans le cadre strict de la loi, à organiser et gérer le temporel ainsi qu'à faire respecter les règles de conduites à valeur universelle, applicables à tout à chacun, indépendamment de son statut social et de la fonction administrative qu'il occupe, aussi importants soient-ils. Force est de reconnaître que ceci n'a rien d'utopique pour notre pays dont la religion est l'Islam. L'exemple turc est là pour nous le rappeler. Le fondateur de la Turquie moderne Mustapha Kamel Atatürk, a eu le courage de rompre de façon radicale avec le système politique d'alors, avec la suppression du Khalifat et l'instauration de l'Etat laïc. Ce modèle a fait preuve de sa solidité et de sa viabilité, ayant résisté à tous les soubresauts qu'a connus la Turquie post-kaméliste. Il n'a pas empêché les Turcs de remplir leurs pratiques religieuses. J'ai eu l'occasion de me rendre en Turquie en 1996 et pu voir les fidèles à Istanbul faire leurs prières dans la rue, tellement les mosquées étaient bondées. Bien plus, il a permis à un parti d'obédience islamique à s'organiser et à accéder au pouvoir pour un 2ème mandat, à travers des élections libres et démocratiques. Une fois au gouvernement, ce parti n'a pas cherché à remettre en cause les fondements institutionnels de l'Etat laïc. Cela signifie qu'il n'y a pas incompatibilité, en terre d'Islam, à séparer la religion de l'Etat. Bien au contraire, c'était l'amalgame entre le spirituel et le temporel et l'usage malsain, hypocrite et mensonger de la religion par le politique, qui étaient à l'origine de l'image négative que certains esprits mal intentionnés ont voulu donner de l'Islam. Je suis convaincu que le fait de soustraire la religion de la tutelle de l'Etat est de nature à lui permettre de retrouver sa pureté originelle, n'étant interprétée, expliquée et encadrée que par les « foukaha ». C'est la raison pour laquelle j'appelle à méditer le modèle turc et pourquoi pas à s'en inspirer, en perspective de la réforme des institutions politiques, voulue et réclamée par le peuple. Cette proposition n'est pas une première, ni originale. La constitution limitant le pouvoir absolu du Bey, adoptée pour la 1ère fois dans l'histoire millénaire de la Tunisie en 1864, avait pour source d'inspiration, un texte constitutionnel connu sous le nom de « Tandhimet », élaboré et publié à Istanbul, marquant le début d'ouverture de l'empire ottoman aux principes des droits de l'Homme, de liberté, d'égalité et de justice sociale, développés par le siècle des lumières. Quant à la constitution tunisienne, dénommée « Aahd El Amène », elle ne fut guère sérieusement appliquée, en dépit de l'engagement solennel de Sadok Bey de respecter scrupuleusement ses différentes dispositions. Cela rappelle tristement le peu de cas que fit sans excuses, sans explication et sans scrupule, le Président déchu, de sa déclaration audiovisuelle du 7 novembre 1987, prononcée devant la nation toute entière. Pour le peuple tunisien, la plupart de ces gouvernements d'avant et d'après l'indépendance n'avaient pas de crédibilité. Et il a raison aujourd'hui de s'en méfier, d'être vigilant et de maintenir la pression. C'est à la commission chargée de la réforme institutionnelle de trouver les garde-fous les plus appropriés pour faire en sorte que désormais, le Président élu par le peuple ne soit pas tenté de garder le pouvoir … à vie.