«Les grandes douleurs sont muettes», n'est-ce pas ? Néanmoins, un article paru dans La Presse et rédigé par Ali Trabelsi le samedi 19 février 2011 sur les terres agricoles avait ranimé une peine enterrée depuis mon enfance, au fond de mon cœur déjà brisé par tant d'autres oppressions ! Pourtant, j'avais promis à mon oncle, à ma tante et à son mari et naturellement à ma mère qui s'était sacrifiée pour faire de moi une femme cultivée et instruite, efforts malheureusement en vain, de poursuivre la lutte jusqu'à l'obtention de la terre de mes ancêtres. A présent qu'une lueur vivante avait pointé à l'horizon pour submerger le territoire tunisien dans la démocratie, la justice et la liberté d'expression après «la révolte de la dignité», j'ai osé crier pour dire à haute voix : «OTD» Rendez-nous notre terre ! Rendez-nous notre dignité ! Nous voulons reprendre nos racines ! «Hinchir Ouled Ben Abid», la légende de la fin du régime de Bourguiba ! Cette terre rouge et fertile de mille cent vingt-six hectares à l'est de Souk El Khémis, au nord-ouest de la Tunisie, m'est précieuse parce qu'elle était l'endroit où mes ancêtres et mes grands-parents avaient vu le jour et posé les premiers pas. La première fois et la dernière, d'ailleurs, que j'avais pris «mon courage à deux mains» pour protester contre ceux qui avaient décidé de louer notre terre pour «quatre-vingt-dix neuf ans», on m'avait menacée de prison ! Depuis, je m'étais «verrouillé» hermétiquement la bouche ! Ceux qui avaient essayé de poursuivre la bataille comme mes deux oncles maternels, El Ajmi et El Ayech, avaient subi des pénitences bien dures! Un endroit romantique où certaines grandes personnalités venaient de Tunis passer leur dimanche autour d'un feu de bois d'olivier et un agneau rôti près de la rivière de Oued Kasseb, cette eau limpide qui coulait sur de belles roches lisses et arrondies de toutes les formes. En plus de son climat doux, les oliviers, les orangeraies et les champs de blé chili à perte de vue. Cette terre tentait les cupides même s'ils n'avaient aucun savoir-faire en agriculture. Un véritable défi mais c'était toujours au plus fort de remporter la victoire. Notre terre était «habous», ou «hbous» qu'on n'a pas le droit de «casser» ou de vendre parce que nos ancêtres craignaient la mauvaise gestion de leurs biens et n'avaient donc accordé aucun droit de vente à leur progéniture pour sauvegarder ce patrimoine. L'un de nos ancêtres avait invité le Bey de l'époque et l'endroit où il l'avait accueilli s'appelle à présent «Glet el Bey». Un récit légendaire qu'on relatait de père en fils: «Il était une fois…» tout comme un conte de fées. C'était en 1893 qu'un colon prénommé Marès avait escamoté des héritiers impuissants à se défendre et s'était approprié avec violence, par des procédés odieux, la terre de notre rêve. Il avait grugé et réduit à l'état de mendicité nos grands-parents en les chassant de leur domaine, une nuit d'hiver. Cette terre était hbous selon des papiers constatés et vérifiés à maintes reprises, certifiés d'une année à l'autre, identifiés dans tous les tribunaux qui ne faisaient que différer l'exécution de la possession et retarder le verdict de la décision de l'autorité judiciaire de toute l'époque. Alors tous les jours, de la délégation au gouvernorat, de la cour d'appel à la cour d'assises, de la cour des comptes à la cour de cassation; aucune sentence n'avait été appliquée loyalement : les juges, les conseillers, les procureurs, les magistrats et tous les justiciers, qui avaient admiré cette peau de bœuf sur laquelle étaient mentionnés les noms des descendants Zarrouk et Ali, mes ancêtres, les deux seuls héritiers du terrain paradisiaque, n'avaient jamais réussi à nous rendre justice. Autant les nombreuses situations se compliquaient pour refermer les issues à notre rencontre pour nous empêcher d'acquérir notre bien, autant les forces supérieures s'étaient opposées devant le colon Marès à l'enregistrement de notre terre en son nom jusqu'à la dissolution des hbous et la remise du henchir aux héritiers en 1960 selon une commission supérieure tenue à Tunis et regroupant les responsables concernés. Cette remise a été exécutée par un huissier notaire le 4 octobre 1960. Parution ensuite de la loi du 12 mai 1964 de dissoudre les hbous et de rendre la terre à ses propriétaires, attestant ainsi que «ne pourraient s'approprier une terre agricole que les personnes de nationalité tunisienne et aucun acte d'achat ne devait être mentionné dans le registre de la propriété foncière». Malheureusement, en 1970, la terre était enregistrée au nom du colon sans aucune considération de l'article 1 du décret du 12 mai 1964 pour être ensuite enregistrée au nom de l'Office des terres domaniales et nous nous étions dispersés à travers le territoire tunisien jusqu'à présent! Le différend ne concernait plus le colon et les héritiers, mais Ouled Ben Abid et le gouvernement tunisien à une époque semant la terreur pour la réclamation du moindre droit et puis qui était au juste disponible pour nous prêter ses oreilles? Nous admirions de loin la terre qui nous avait été un jour ravie injustement et par qui?