Qui de nous n'a pas été marqué par cet édifice qui orne l'artère principale de la capitale, et même si certains n'ont pas eu l'occasion de s'asseoir sur ses fauteuils rouge écarlate et d'y apprécier une pièce de théâtre ou un concert de musique, ils ont dû certainement frôler ses marches en marbre blanc, donner un rendez-vous galant devant son grand portail ou crier haut et fort sa détermination à défendre la liberté de créer, un certain 27 mars 2012. Il s'agit de la «Bonbonnière», comme il plaît au monde du théâtre de l'appeler, vu sa forme. Mais en cette période où les artistes se sentent menacés et que la liberté d'expression est devenu un combat quotidien, il serait opportun de se rappeler ce symbole de la culture, ce haut lieu des arts et du théâtre...ces planches qui ont accueilli des «monuments» et des jeunes talents. Un flash-back (*) nous ramène au début du siècle dernier, quand l'architecte Jean-Emile Resplandy, par ailleurs architecte de la famille beylicale, a conçu le théâtre de la ville de Tunis et réalisé de nombreux autres bâtiments de Tunis. Le théâtre, première version, dont la capacité d'accueil ne dépassait pas 856 places, est démoli en 1909. Il est transformé et agrandi pour accueillir 1 350 sièges sur quatre niveaux (orchestre, balcon, mezzanine et galerie). La Bonbonnière, dont seule la façade extérieure est laissée intacte, est inaugurée à nouveau le 4 janvier 1911. Ce théâtre, à la superbe architecture style Art nouveau, fut inauguré (la première fois) le 20 novembre 1902 avec un opéra en cinq actes de Jules Massenet, «Manon». Depuis cette date, il n'a jamais cessé d'être un creuset de la création artistique : opéras, ballets, concerts symphoniques, art dramatique... Les grands maîtres de l'opéra ont fait l'essentiel du programme des premières saisons avec les plus prestigieux acteurs et voix de l'époque. Citons pêle-mêle, parmi ces maîtres, Wagner, Verdi, Puccini, Bellini... Les grands musiciens français, jusqu'aux plus obscurs compositeurs, figuraient aussi au programme, avec Massenet, déjà cité, mais aussi Meyerbeer, Gounod, Saint-Saëns, Halévy, Charles Lecoq et un certain Planquette. Côté théâtre, il faut évoquer tout naturellement le souvenir de Sarah Bernhardt et les plus grandes tragédies de la Comédie-Française de l'époque. Madame Sans-Gêne de Victorien Sardou fut, par exemple, donnée dès 1905. Entre les deux guerres, les maîtres du théâtre, qui faisaient la modernité du moment, sont venus jouer sur la scène du Théâtre municipal. Louis Jouvet, membre du fameux Cartel théâtral (avec Dullin, Copeau et Baty), avait même reçu une décoration tunisienne à la suite d'une représentation de son plus grand succès, Knock ou le triomphe de la médecine, film français réalisé en 1933 par Roger Goupillières et Louis Jouvet, scénario d'après la pièce de théâtre satirique de Jules Romains (Knock, écrite en 1923). De Sarah Bernhardt à Wahbi et Farid En plus d'un siècle, le Théâtre municipal de Tunis a accueilli sur ses planches les plus grands noms de la scène tunisienne et internationale : Sarah Bernhardt, Salama Hegazi, Gérard Philipe, Youssef Wahbi, Jean Marais, Aly Ben Ayed et bien d'autres. Le 27 mars 1970, la Bonbonnière va vivre un moment tragique et historique quand l'inimitable chanteur-compositeur Ali Riahi succombe à une crise cardiaque face au public. Sur la scène de ce théâtre, de multiples pièces ont été majestueusement représentées par les grands comédiens du 4e art tunisien, arabe et international, ce qui a permis aux Tunisiens de découvrir de nombreuses écoles de théâtre et les œuvres de la littérature dramatique. Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les monstres sacrés de l'époque qui sont venus étonner le public contemporain, à l'exemple de Gérard Philipe et le Théâtre national populaire de Jean Vilar. De son côté, la compagnie Renaud-Barrault était venue à plusieurs reprises proposer les surprenantes mises en scène de Jean-Louis Barrault. Evidemment, le théâtre de boulevard était constamment à l'affiche avec ses monstres sacrés, tels que Paul Meurisse, Pierre Brasseur, Daniel Gélin, Bernard Blier, François Périer. Les grands comédiens et les grandes vedettes du cinéma et du théâtre d'alors ont été sollicités avant même l'indépendance du pays : Georges Abiadh, Youssef Wahbi et, surtout, Zaki Tulaymet qui fut même pendant quelques années directeur de la Troupe de la Ville de Tunis. Et l'on ne peut oublier le passage du grand Férid El Atrach ainsi que l'inoubliable étoile de la danse orientale, Samia Jamel. Aly Ben Ayed et le Nouveau Théâtre Après l'Indépendance, le théâtre tunisien, à travers la Troupe de la Ville de Tunis, fondée en 1954, a brillé de mille feux, surtout sous la direction du grand réformateur de la scène que fut Aly Ben Ayed, entre 1963 et 1972. Ce furent les brillantes créations marquantes du tout début des années 1960 avec Caligula de Camus, judicieusement adaptée par Hassen Zmerli et brillamment rehaussée par l'interprétation de Aly Ben Ayed. Suivirent les plus grandes créations de ce dernier avec Othello de Shakespeare (1964), Mourad III de Habib Boularès (1966), Yerma de Lorca (1966), L'homme à l'âne de E. Madani (1970)... Pendant les années 1970, c'est l'émergence d'autres formes de théâtre auxquelles le Théâtre municipal était attentif, telles que Lem et consœurs de l'époque du Nouveau Théâtre ou Jules César de la Troupe de la Ville de Tunis, qui ont marqué un moment fort dans la vie de cette structure. Les années 1990 furent marquées par les créations de Familia Production avec Les Amoureux du café désert, une soirée particulière, et l'immense succès enregistré par Jounoun qui a été portée au programme du prestigieux festival d'Avignon 2002. Après une nouvelle restauration et à la rentrée 2002/2003, le théâtre a retrouvé son lustre et sa splendeur d'antan. Pour accueillir une saison entière célébrant le centenaire du Théâtre de la Ville de Tunis. Depuis cette année-là, le théâtre a repris une activité morne et irrégulière à la hauteur d'une administration lente et sclérosée. Le Théâtre de la Ville de Tunis n'a toujours pas de direction autonome et depuis le départ à la retraite du comédien et metteur en scène Mohamed Kouka, la Bonbonnière n'a pas eu de directeur-artiste et homme de théâtre.