Par Mustapha ZGAHL* Le 23 octobre 2011, en faisant la queue interminable, comme tout le monde, pour voter librement, pour la première fois, je n'ai pu m'empêcher de penser à quelques dates historiques de la lutte pour l'indépendance. Ces dates défilent dans ma mémoire comme suit : 1 / 24 juillet 1954, jour de la déclaration de Pierre Mendes France, devant le Bey, concernant la reconnaissance par la France de l'autonomie interne de la Tunisie. 2 / 1er juin 1955, jour du retour triomphal du leader Habib Bourguiba à Tunis après une déportation qui a duré plusieurs années en France, et quelques jours après la signature des conventions sur l'autonomie interne. 3 / 20 mars 1956, jour de l'indépendance de la Tunisie, après 75 ans de colonialisme français. 4 / 15 octobre 1963, jour du départ du dernier soldat français de Bizerte. C'est la fête de l'Evacuation, que le régime de Ben Ali a supprimée comme jour férié, et que la Révolution a rétablie. Ces dates sont gravées dans ma mémoire, depuis mon jeune âge, en tant qu'élève au lycée ou étudiant à l'université. Elles le resteront jusqu'à la fin de ma vie. Certes, d'autres dates importantes de la lutte pour l'indépendance m'ont marqué autant : assassinat de Farhat Hached, de Hédi Chaker, le congrès du Néo-Destour du 15 novembre 1955, marquant la scission du parti en deux ailes, celle de Bourguiba et celle de Salah Ben Youssef,la proclamation de la République en 1959...Mais les quatre dates que j'ai retenues plus haut jalonnent fortement le processus qui a conduit le pays vers l'indépendance. Depuis 1956 et 1963, on peut dire que la Tunisie a recouvré complètement son indépendance, en mettant fin au Protectorat imposé par le traité de 1881. Mais en fait, qu'est-ce qui s'est passé au lendemain de l'indépendance ? Bien évidemment, le pays sous le régime de Bourguiba s'est doté d'institutions d'un Etat moderne, a réalisé des progrès substantiels dans tous les domaines et particulièrement dans le domaine de l'éducation. Le Tunisien était fier de retrouver l'indépendance du pays et étant en symbiose avec son leader Bourguiba, il le suivait dans toutes ses actions et initiatives sans aucune contestation jusqu'au moment où une majorité de Tunisiens a éprouvé de la lassitude face à son autoritarisme, surtout après qu'il a institué la présidence à vie et donné des signes de grande fatigue. Par ailleurs, le parti destourien, qui était le fer de lance dans la lutte nationale, s'est peu à peu sclérosé pour devenir un appareil entre les mains de l'Etat oppresseur. Avec l'ère Ben Ali, qualifiée de coup d'Etat médical, assorti de la déclaration du 7 novembre 1987, les Tunisiens, dans leur grande majorité, ont applaudi en espérant mettre fin à la présidence à vie, et vivre une véritable démocratie. La déclaration du 7 novembre a clairement affirmé que le peuple tunisien est désormais apte à pratiquer une démocratie avancée. Malheureusement, après les premières élections de « l'ère nouvelle», le régime de Ben Ali est apparu sous son vrai visage. Tout est décidé par Ben Ali, et la vie politique est rythmée par ses discours, fortement applaudis par les gens du RCD que Ben Ali a édifié sur l'héritage du PSD. Plus que tout, le régime de Ben Ali et de son épouse s'est transformé en une mafia qui a fait main basse sur l'économie du pays. Le Tunisien s'est senti humilié et bafoué sous la couverture d'une propagande fallacieuse présentant la Tunisie comme un Etat de droit et d'institutions démocratiques. Enfin, excédée, la jeunesse tunisienne s'est révoltée en criant, comme un seul homme, « le peuple veut mettre à bas le régime» et suite au soulèvement de tout le peuple tunisien, Ben Ali a pris la fuite le 14 janvier 2011.Et depuis, le pays ne cherche qu'à réaliser les objectifs de la Révolution: liberté, démocratie, dignité, justice sociale, indépendance de la justice, etc. Neuf mois se sont écoulés, pour arriver en fin de compte à cette date historique du 23 octobre 2011, jour choisi pour l'élection d'une Constituante afin d'instaurer une nouvelle République. Cette date du 23 octobre est à mon sens aussi importante que les dates du processus de l'indépendance de la Tunisie. C'est la date qui marque la libération du Tunisien ; je dis bien la libération du Tunisien qui est devenu un citoyen à part entière. En faisant la queue interminable, avec tous ceux et celles qui veulent participer au vote, dans la sérénité et le calme, on ne peut s'empêcher de penser au chemin parcouru depuis la révolution. Le citoyen est devenu libre dans sa pensée, dans son action, et pour la première fois de sa vie, il participe à des élections libres, transparentes, et démocratiques. Ainsi il laisse derrière lui la mascarade des élections organisées par le régime du président déchu. Le citoyen n'acceptera plus jamais qu'il soit bafoué, ou qu'il soit traité en « citoyen de deuxième ordre» Le peuple tout entier gardera en bonne mémoire le jour du 23 octobre comme jour de sa libération de la dictature et de la tyrannie. En votant massivement, dans un calme exemplaire, avec un taux de participation d'environ 90 %, le peuple tunisien entend exercer sa souveraineté pour s'autogouverner. C'est le peuple qui sera la source du pouvoir, et l'Etat qu'il institue sera à son service et non l'inverse, comme cela était avant. Que les martyrs de la révolution soient bénis. Ils ne se sont pas sacrifiés pour rien. Ne les oublions pas. Ils étaient à l'origine de ce beau jour, jour du 23 octobre, qui marque l'affranchissement du Tunisien, au même titre que la date du 20 mars, qui marque l'indépendance du pays. M.Z. (Professeur émérite à la faculté des Sciences économiques et de gestion de Tunis)