Par Soufiane BEN FARHAT Dans un ouvrage célèbre publié il y a vingt ans, Patrick Garcia avait férocement croqué la classe politique française. A l'entendre, elle n'en finit pas d'osciller entre le dépérissement permanent et la débilité caractérisée : "La variante dure communiste a été exécutée et recouverte de chaux vive, la variante molle socialiste se trouve en phase terminale dans un service de soins palliatifs". En face, la droite se caractérise par un "dénuement intellectuel" dramatique. On pourrait en dire autant, sinon de la totalité, du moins d'une bonne partie de la classe politique tunisienne. Fragilisée à l'extrême, inconsistante et fantasque, elle campe les postures les plus fantaisistes. Ses archaïsmes déconcertent. Cela grève lourdement les démarches et instances tant institutionnelles que consultatives. Témoin, le changement de la dénomination de la Commission supérieure de la réforme politique trois fois en moins de quarante jours. Son président, Yadh Ben Achour, a annoncé il y a deux jours qu'elle s'appelle désormais l'Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Un intitulé particulièrement long en fait. Il en dit assez sur le jeu d'équilibriste qui y préside, pas moins de vingt-deux partis politiques y étant représentés aux dires de l'un de ses membres. Derrière toute unité, il y a diversité, certes. Mais le propre des partis et groupes politiques est d'être au rendez-vous, au bon moment. Seulement, ce n'est guère le cas chez nous. Qu'on en juge : interrogé avant-hier sur un plateau de télévision sur le pourquoi du retard pris dans l'annonce des mesures relatives aux élections de l'Assemblée constituante, M. Yadh Ben Achour avait répondu : "Le peuple a pris du temps pour exprimer sa volonté". En vérité, le peuple s'est exprimé tout au long de la Révolution, avec son point culminant le 14 janvier 2011. Seulement, hormis quelques partis radicaux jusqu'alors interdits, l'opposition traditionnelle n'a pas été au rendez-vous. Et pour cause : elle est en partie sclérosée, gangrenée par des attaches douteuses et des liaisons organiques aux malversations et à la corruption de l'ancien régime. L'autre partie a dû faire avec l'irruption de nouvelles mouvances anciennement souterraines et, de ce fait même, radicalement besogneuses et activistes. Du coup, elle a effectivement pris du temps pour se hausser à l'intelligence du moment historique. Politiquement, cela a un prix. Dans le chassé-croisé des volontés politiques qui ont croisé le fer ces dernières semaines, les mouvances radicales ont imprégné le cours des choses. A preuve, la teneur du discours du Président de la République d'avant-hier annonçant notamment les élections de l'Assemblée constituante pour le 24 juillet prochain. Il y a quelques semaines, souscrire à cela relevait de l'hérésie en bonne et due forme. Finalement, les protestataires de la Kasbah ont imposé en grande partie leur agenda politique. Ils ne représentaient pas moins de quarante-neuf organisations, partis, régions et instances. Pourtant, la classe politique traditionnelle n'y était point assez représentée. Pis, celle-ci a en partie participé à la diabolisation des protestataires suite à leur évacuation violente le 28 janvier. Autre excroissance de cet état de fait, l'apparition de dizaines de partis politiques en un laps de temps particulièrement court. Aux dernières nouvelles, leur nombre avoisine la soixantaine, et ce n'est pas fini. Certes, le désir de s'organiser en partis politiques traduit en grande partie le formidable élan libertaire et démocratique. N'empêche que certains de ces partis semblent pour le moins fantaisistes sinon douteux et aux desseins inavoués. Ils n'ont point de programme politique, leurs dirigeants sont d'illustres inconnus particulièrement ternes et effacés et leurs adhérents se comptent sur les doigts de la main. Certes, la Révolution tunisienne a ceci de particulier qu'elle est spontanée. Nul chef charismatique ou programme partisan n'y président. Elle a un seul héros, le peuple. Un seul programme, la liberté. C'est un intervalle ouvert, une lame de fond salutaire, un tsunami salvateur. Du coup, elle semble avoir renversé les vieilles idoles et enfanté de nouvelles icônes. Avec ses archaïsmes, une bonne partie de la classe politique d'antan ne s'y retrouve guère. La Révolution, c'est aussi un formidable coup de balai. Comme l'a dit Jaurès : "Les rois reviendront, ils ne seront que des fantômes". Les vampires sont prévenus !