Par Soufiane BEN FARHAT Le rappel historique est toujours opportun. Traitant des modalités de transition démocratique, Guy Hermet a fait valoir les périls de la transition par rupture absolue avec le régime préexistant. Mais, ici comme ailleurs, à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, dira-t-on. Et c'est de bonne guerre. En fait, la démocratie est une forme politique de la modernité. Pourtant, ceux qui s'en prévalent sous nos cieux ne cessent de déployer leur archaïsme. La classe politique tunisienne actuellement aux affaires est une espèce de conglomérat. Il y a bien de nouvelles figures à côté d'anciennes icônes. De sorte qu'on ne sait parfois plus s'il y a réellement un nouveau régime ou si l'ancien s'amuse à jouer les prolongations. Témoin, les échanges et débats au sein de l'Instance supérieure pour la protection des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Pas plus tard qu'hier, des orateurs y ont appelé à garantir la neutralité de l'administration lors du processus électoral en vue d'une nouvelle Assemblée constituante. Ils ont notamment signalé que "l'administration tunisienne demeure encore captive de la mentalité de l'ancien régime et qu'elle n'est pas encore guérie des pathologies dont elle souffre" (dépêche de l'agence TAP). Etrangement, cette revendication fondamentale semble transcender le temps. Il s'agit en effet de l'une des principales requêtes des franges et sensibilités démocratiques tunisiennes depuis plus de trente ans. Logiquement, ce n'est guère plus de mise au lendemain de la valeureuse révolution tunisienne, que dis-je de la Révolution. L'administration est supposée être redevenue ce qu'elle aurait dû être : un service public apolitique mû par sa seule vocation d'instance au service des citoyens, usagers et contribuables. Pourtant, les doutes subsistent. Pire, il s'agit bien de certitudes sur la pérennité d'une administration bien loin encore d'être toujours neutre. Une administration, selon certains, aux ordres de quelque agenda secret. S'agirait-il de séquelles de quelque esprit quasi-spontané de non-neutralité ? Ou bien de vieux réflexes acquis à force de routine et visiblement en mal d'épouser l'esprit du temps ? Sinon d'agents tapis dans l'ombre ? Toujours est-il que tant les protagonistes directement impliqués que les observateurs, si neutres soient-ils, attestent d'étranges survivances para-institutionnelles. L'exemple de l'émergence de nouveaux partis politiques en est témoin. Jusqu'ici, le ministère de l'Intérieur a reconnu plus de cinquante partis politiques. Et la liste est appelée à s'allonger. Or, tout compte fait, nombre de ces partis officient comme une excroissance déguisée du RCD dissous. D'autres partis représentent, quant à eux, telle ou telle mouvance qui s'est autofractionnée à souhait. Instinctivement, le peuple ne s'y est pas trompé. Il désigne bien publiquement l'accointance de tel ou tel parti avec telle tendance reconnue. Certains ont solennellement exigé, lors des débats du décret-loi sur les modalités d'élection de la Constituante, d'interdire l'activité politique aux anciens responsables pendant au moins cinq ans. Grosso modo, l'opinion commune y souscrit. Ce n'est guère l'avis de tous les observateurs. Certains font valoir le droit de tous les Tunisiens aux activités politiques, c'est-à-dire, notamment, à élire et être élu. Ils ne manquent pas d'arguments pertinents à cet effet. Pour revenir à Guy Hermet, il souligne dans un article célèbre le paradoxe des extrêmes qui se rejoignent : "…Une politique de revanche ou de réformes précipitées et immatures place les adversaires déclarés du nouveau régime le dos au mur, les ligue contre la démocratie. De leur côté, les ennemis de la démocratie se recrutent bien entendu parmi les «durs» de l'ancien appareil autoritaire, mais également parmi ceux que Tocqueville appelles les «démocrates excessifs», démagogues ou utopistes de tout poil qui ne soucient pas des contraintes inesquivables qui pèsent sur le régime en gestation" (in Les temps de la démocratie ? Revue internationale des sciences sociales n°128, 1991). Blackboulé entre les uns et les autres, le commun des Tunisiens ne s'y retrouve plus. Il dresse le constat de son insatisfaction permanente. C'est-à-dire, disons-le, de son impuissance. Et il se doute bien qu'encore une fois, l'histoire risque bien de se passer par-dessus sa tête. Parce que, entre les anciens et les nouveaux, les rapports sont tordus. Etrange alchimie des révolutions suspendues entre deux mondes et où le mort n'en finit pas de saisir le vif.