«Ne visitez pas les pays d'Orient dans l'espoir d'y retrouver les survivances d'anciens métiers d'art, car leur disparition y est presque complète. Recherchez-les plutôt en Afrique du Nord où ils présentent encore une vitalité étonnante aussi bien auMaroc qu'en Algérie et en Tunisie.» Cette observation, exprimée il y a quelque soixante-dix ans environ par le grand érudit français Prosper Picard, garde-t-elle encore aujourd'hui son actualité et sa valeur ? Il faut tout de suite reconnaître que l'appréciation de P. Picard n'est plus totalement de mise. Les spécificités historiques et autres qui ont caractérisé l'évolution différente des trois pays du Maghreb par rapport à leur artisanat ont déterminé l'émergence d'attitudes et de pratiques assez différenciées et singulières quant à la pratique artisanale dans les trois pays. L'Algérie, qui a subi depuis 1830 des dommages profonds et durables de sa production artisanale face à l'expansion économique et industrielle française, a vu beaucoup de ses métiers d'art traditionnels s'effriter au profit exclusif de la production manufacturière française. Le Maroc semble, quant à lui, avoir bénéficié de conditions historiques particulières dont une politique coloniale différente (surtout celle pratiquée par le maréchal Lyautey) pour amoindrir les effets dévastateurs sur son artisanat et maintenir une production artisanale aussi florissante que les métiers d'art qui la lui fournissent. Le Maroc voit aujourd'hui la part de sa production artisanale occuper par rapport à son PNB un taux très appréciable et sa capacité d'exportation atteindre un taux de 8 à 9% du total de ses exportations. L'artisanat est un secteur qui offre également un nombre très important d'emplois, qui occupe aussi bien de très nombreux postes de travail dans l'artisanat traditionnel que dans les petits métiers et les métiers d'art. Transformations et mutations En Tunisie, la situation de l'artisanat est assez particulière. Les dommages que l'artisanat tunisien subit depuis la fin du XIXe siècle et plus particulièrement depuis le début du XXe siècle ont été moins amples qu'en Algérie mais aussi dévastateurs dans les secteurs qu'ils ont atteints. Certes, les artisans tunisiens ont essayé de résister à la politique coloniale de mécanisation de leur métier et même à la tentative d'importation en Tunisie de produits manufacturés de France. Cette résistance, qui remonte aux années 1930, a, certes, réussi à sauvegarder certains métiers mais n'a pas arrêté la tendance générale à l'adoption par la société tunisienne de pratiques productrices modernes et de produits manufacturés européens. L'indépendance a accentué cette tendance qui s'aggravera plus notablement pendant les deux dernières décennies et qui verra la situation de l'artisanat traditionnel et même sa branche moderne empirer et entrer en crise. Des transformations et des mutations tous azimuts avaient bouleversé tous les métiers d'art et les métiers nobles de l'artisanat tunisien traditionnel. Des métiers aussi vieux que l'artisanat de la chéchia déjà en difficulté ont presque totalement périclité. C'est le cas également de l'habillement traditionnel féminin ou masculin, de la tapisserie de Kairouan, du klim gafsien, de la faïencerie traditionnelle, de la maroquinerie, du travail du fer forgé, du cuivre. Ils connaissent tous des problèmes de qualité, de production et surtout de marché. Malgré la brutalité des transformations et malgré les menaces qui pesaient sur nombre de métiers, et à travers des outils tels que l'Office national de l'artisanat (créé en 1959) ainsi que le concours d'entrepreneurs privés, une politique volontariste a essayé de maintenir et de sauvegarder la richesse, la qualité, les spécificités régionales et la simplicité de l'artisanat traditionnel tunisien. Des tentatives ont même été engagées pour promouvoir un artisanat moderne dans les branches de la céramique, du fer forgé et surtout dans le domaine du verre soufflé. Ces tentatives avaient pour but de satisfaire les nouveaux besoins en produits artisanaux, surtout pour l'architecture, et ont réussi à s'imposer malgré la forte concurrence, développant ainsi un artisanat sensible aux formes et aux couleurs « design ». Une alternative semblait être trouvée pour sortir notre artisanat du marasme. Reprendre rêves et efforts Grâce à des mesures d'encouragement et d'incitation à l'exportation, des produits tunisiens comme le carreau de faïence artisanale, le verre soufflé, le fer forgé et la poterie populaires purent faire valoir, sur les marchés européens et même japonais, des produits de qualité, à bon prix et esthétiquement acceptables par des goûts exigeants. Cette perspective de produire pour satisfaire le marché national et international, grâce à une adaptation des produits artisanaux dans le sens du fonctionnel et du beau, aurait pu réellement réussir. La fin des années 90 et le début des années 2000 ont sonné le glas de cette merveilleuse aventure d'enrichissement de l'artisanat traditionnel par de nouveaux produits porteurs et en adéquation avec les nouvelles exigences d'un marché national et international moderne. L'importation de produits venant d'Extrême-Orient à partir de la fin du siècle dernier a mis fin à la tentative de modernisation en favorisant l'importation sauvage de produits de mauvaise qualité mais à bon prix. La crise qui frappait l'artisanat traditionnel déjà marginalisé va s'approfondir et même frapper de plein fouet les tentatives d'ancrage des produits nouveaux dans une modernité ô combien nécessaire. Aujourd'hui, allons-nous accepter le diktat de la médiocrité ou relever le défi et reprendre nos rêves et nos efforts pour favoriser l'éclosion de nouveaux produits fonctionnels mais culturellement significatifs, capables de répondre à nos attentes et besoins mais susceptibles de nous permettre de résister à la mondialisation et même de lui porter des coups grâce à la promotion d'objets qualitativement meilleurs, esthétiquement significatifs et à des prix concurrentiels? Avons-nous, d'ailleurs, d'autres choix ?