L'idée de départ d'«Artocratie», une exposition d'art contemporain dans l'espace urbain, consiste à afficher les portraits de 100 Tunisiens vivant dans les divers coins de la République, à qui on aura posé la même question simple sur ce qu'ils veulent pour l'avenir de leurs enfants et le futur de leur pays. L'idée de départ d'«Artocratie», une exposition d'art contemporain dans l'espace urbain, consiste à afficher les portraits de 100 Tunisiens vivant dans les divers coins de la République, à qui on aura posé la même question simple sur ce qu'ils veulent pour l'avenir de leurs enfants et le futur de leur pays. Ces personnes représentent une mosaïque tunisienne : enfants, personnes âgées, soldats, fermiers, femmes (voilées ou non), religieux, laïcs, afin de montrer toutes les facettes de ce peuple, qui a choisi, du fin fond de ses campagnes, de vivre dans la dignité et la liberté. Ce vent révolutionnaire, qui a commencé par souffler en Tunisie pour atteindre d'autres pays du monde arabe, a inspiré un artiste photographe français connu par ses simples initiales, J.R. Sa démarche, des plus originales, veut faire de la rue la plus grande galerie d'art à ciel ouvert, attirant ainsi l'attention de ceux qui ne fréquentent pas les musées habituellement. Parce qu'il semble très attentif à tout ce qui se passe dans l'espace public, le photographe a dû remarquer à quel point nos rues étaient dominées par les images officielles des présidents Bourguiba puis de Ben Ali. Toujours dans cet esprit de provocation qui marque son travail, lui qui réalise en 2007 la plus grande exposition illégale jamais créée où on voit d'immenses portraits d'Israéliens et de Palestiniens face à face dans huit villes palestiniennes et israéliennes et de part et d'autre de la barrière de sécurité, a voulu couvrir trois monuments importants à Tunis et à l'intérieur du pays, de portraits de Tunisiens tirés à très grande échelle. «Nous sommes encore traumatisés» Premier lieu choisi et autorisé (la façade du ministère de l'Intérieur s'avérant difficile d'accès artistique): le fort de la Karraka de La Goulette. Sur ce mur faisant face à l'avenue Roosevelt, les promeneurs recevaient le gigantesque portrait datant des années 80 d'un Ben Ali, les cheveux teints en noir et l'attitude guindée, comme une gifle. Il écrasait toute la ville de son gigantesque volume. D'où l'idée de le remplacer par des images d'hommes et de femmes exprimant une émotion, une joie, une moue de dédain, une interrogation, une grimace comique... Neuf photos étaient prévues pour l'affichage. Toute l'équipe au complet, photographes tunisiens formés à la technique de JR (dont Héla Ammar, Hichem Driss, Sophia Baraket, Aziz Tnani…), logisticiens et techniciens étaient en train d'afficher, hier vers midi, les posters — on avait atteint le cinquième — quand un groupe d'habitants de La Goulette a commencé à contester l'opération. Les protestations se sont faites de plus en plus vives. La nervosité monte dans la foule au point de provoquer l'intervention de la police qui décide d'arrêter l'affichage. Malgré les explications des artistes, les Goulettois sont restés sur leurs positions. Ils ne veulent plus qu'aucun portrait ne vienne «polluer» ce mur. «Nous sommes encore traumatisés par ce qui s'est déroulé sur ce lieu souillé et profané pendant des années. Lorsque j'ai vu de loin les gens coller des posters ici, je me suis mis à trembler. J'ai cru revenir le cauchemar Ben Ali. Nous voulons ce mur aujourd'hui vierge de toute image. Personne ne pourra comprendre à quel point sa libération est symbolique pour nous», affirme Saber, qui réside dans le quartier de la Petite Sicile. Saloua, Goulettoise de mère en fille, va plus loin : «Est-ce le retour du paganisme ? Pourquoi couvrir nos murs d'images ? Quels rapports ont ces hommes et ces femmes avec la Révolution ? On ne les a pas vus à la télé. Ce sont d'illustres inconnus. On se moque de nous. Et ne venez surtout pas me parler d'art !». Les artistes repartent déçus. Malgré beaucoup d'efforts et de longues palabres, ils n'auront pas réussi à faire comprendre aux manifestants la philosophie de leur projet… Le concept de "l'art infiltrant" qui s'affiche, sans y être invité, sur les immeubles, les ponts et les murs n'aura pas trouvé la bonne brèche à La Goulette.