Que pensez-vous des modalités électorales proposées par l'instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ? L'instance a sciemment proposé deux options qui appartiennent à des familles de modes de scrutin différentes, sachant que si ces derniers consistent en une série de règles de calcul qui permettent de traduire le nombre de voix obtenues par les concurrents, en sièges. Ces modes de calcul ne sont cependant pas politiquement neutres. Ils jouent, au contraire, un rôle très important dans la détermination des résultats et donc dans le comportement à la fois des concurrents et des électeurs. La première proposition consiste en un scrutin uninominal, majoritaire à deux tours. Ce qui signifie que chacune des forces politiques dans le pays, qu'elle soit constituée en parti ou qu'elle soit indépendante, devra, dans chacune des circonscriptions dans lesquelles elle voudra concourir, présenter un seul candidat et l'électeur en choisir un seul parmi tous ceux qui se présentent. Le scrutin uninominal a l'avantage d'aider les petits partis, les partis qui viennent de se constituer et qui n'ont donc pas assez d'adhérents ou de militants derrière eux, ainsi que les figures indépendantes qui ne sont rattachées à aucun parti. Il est donc plus facile pour eux de trouver un candidat dans chaque circonscription que de constituer une liste. Cependant, le scrutin uninominal est aussi réputé encourager les notables régionaux, qui peuvent s'imposer du fait de leur notoriété et de leur statut social, plutôt que par leur couleur politique. Le scrutin uninominal fait que le choix de l'électeur est influencé par les considérations personnelles relatives aux candidats et non par les programmes et valeurs politiques en jeu. Mais le fait que le scrutin soit à deux tours peut pondérer cette conséquence. En effet, si la logique du scrutin majoritaire veut que celui qui a obtenu le plus de voix remporte le siège de la circonscription, dans le scrutin à deux tours, ne peuvent être déclarés vainqueurs, au premier tour, que ceux qui ont atteint un plafond déterminé, en l'occurrence, ici, la majorité absolue des voix, c'est-à-dire plus de 50% des voix. Dans le cas contraire, un second tour est organisé, c'est-à-dire qu'une seconde chance est accordée aux candidats et une deuxième occasion d'exprimer leur choix est offerte aux électeurs. Cependant, ne prennent part au second tour que les deux candidats qui ont obtenu le meilleur score au premier tour sans, toutefois, atteindre le plafond des 50% des voix. Ceci est de nature à obliger les candidats à ne pas compter sur leurs seules qualités personnelles et à offrir aussi un programme politique lisible. Cela permet surtout aux électeurs de corriger ou de revoir leur choix, vers un candidat qu'ils considèrent comme politiquement compétent ou contre un candidat qu'ils jugent politiquement menaçant. Quant à la deuxième option présentée par l'instance, elle consiste en la représentation proportionnelle, que l'on peut définir très schématiquement comme le mode de scrutin qui permet à chaque parti politique ou à chaque liste de candidats d'obtenir un nombre de sièges proportionnel au nombre de voix qu'il a obtenues, c'est-à-dire, celui qui obtiendrait 20% des voix aura 20% des sièges, celui qui obtiendrait 60% des voix aura 60% des sièges et celui qui obtiendrait 2% des voix aura 2% des sièges. Ce mode de scrutin est généralement considéré comme le mode le plus juste, puisqu'il permet une attribution des sièges à tous : chacun selon son poids sur l'échiquier politique. Toutefois, ce mode de scrutin aboutit à des assemblées dans lesquelles aucune majorité ne peut se dégager sans des coalitions entre partis idéologiquement proches. Or tout le monde sait que les coalitions sont aussi difficiles à constituer qu'à maintenir, ce qui est de nature à rendre le fonctionnement de l'assemblée difficile, souvent sujet à des obstructions faites par de petits partis dont le nombre de sièges s'il ne dépasse pas quelquefois deux ou trois est indispensable à la majorité requise pour le vote d'un texte. Quel est, selon vous, le mode de scrutin approprié en l'état actuel du paysage politique tunisien ? Nous en sommes, aujourd'hui, à plus de quarante partis politiques reconnus et ce chiffre est sans cesse revu à la hausse. Si nous adoptons la représentation proportionnelle, la structure de l'Assemblée constituante sera aussi effritée que l'est le paysage politique tunisien. Au vu de l'importance du texte sur lequel va statuer cette Assemblée, à savoir une nouvelle Constitution pour la Tunisie, c'est-à-dire non seulement le régime politique sous lequel nous allons vivre, mais aussi et surtout le modèle de société auquel nous aspirons, un minimum d'homogénéité dans sa composition est indispensable afin qu'un vrai débat s'y installe sur des questions fondamentales, au lieu de querelles intestines. Aussi, me semble-t-il, la représentation proportionnelle est à bannir, car si elle peut assurer une certaine égalité dans la répartition des sièges, elle peut tout autant mener à la dictature de la minorité. Ma préférence va à la première option, le scrutin uninominal, majoritaire à deux tours. Quelles sont les forces politiques à mobiliser afin d'animer la vie publique et éviter d'éventuels dérapages ? Il me semble qu'il est urgent que les partis politiques passent le cap de l'émotionnel (la volonté après cinquante ans de répression de marquer la scène politique de son empreinte) vers le rationnel, d'abord en communiquant entre eux afin de penser à une éventuelle fusion (et non pas coalition) qui conduise à la création de partis viables, ensuite en exposant clairement les valeurs qu'ils sont disposés à défendre au sein de la constituante et leur conception du pouvoir et de la société, afin que chaque citoyen puisse choisir son candidat en connaissance de cause, et le vote est réellement libre, entre autres, à cette condition.