Par Khaled TEBOURBI Je ne peux prétendre avoir connu Ahmed Hamza de près. J'appartiens, pourtant, à la génération des années 60. A cette époque, je m'initiais à la musique et à la critique, alors, qu'à peine débarqué de Sfax, il raflait audience sur audience en chantant sa savoureuse Nosbor, nosbor. C'était une ascension fulgurante, impressionnante, d'autant plus remarquable que la place regorgeait de voix exceptionnelles. Jouini, Jamoussi et Riahi tenaient encore le devant de la scène, et Oulaya et Naâma étaient déjà de véritables idoles. Rude concurrence. Mais Sid'Ahmed avait, d'emblée, tous les atouts. Il avait de la présence, de l'élégance. Il avait du style et du chant. Il avait, surtout du bagage: au seuil de la trentaine, il cumula les savoirs, auprès de Boudaya, de Mohamed Ennouri et Chalghem, auprès des cheikhs de Malouf et des maîtres du «Charqûi». Il fut aussi le directeur de la première troupe de Radio Sfax. Une carrure précoce, hors norme, à laquelle, chose étrange, chronique et public, n'auront jamais fait de réel écho. J'insiste sur ce point parce que l'étiquette qui a toujours collé à Ahmed Hamza a été, seulement, celle d'un chanteur à succès. Juste, mais insuffisant. Très insuffisant. La vérité, nous le reconnaissons, hélas, un peu tard, est que nous avions parmi nous un artiste au sens plein du mot : un musicien de grande formation et un interprète racé qui était, à lui seul, une école tranchant sur toutes les autres par son originalité et son authenticité. Parmi nous, nous avions aussi, sans trop le savoir, un amoureux des belles lettres et un esprit raffiné. Dans une émouvante évocation posthume (Assarih du 17-03-2011), M.Mohamed Habib Sellami rapporte qu'à ses débuts, pendant les entractes, le tout jeune Ahmed Hamza trouvait toujours moyen de s'isoler quelque part pour reprendre une lecture de Khalil Jebrane, Chebbi ou Taha Husseïn dont il raffolait. Ce côté intellectuel est resté méconnu. Lui, ne s'en est jamais départi. Dimension et vertu Longtemps, j'ai été un peu comme tout le monde : j'observais Ahmed Hamza de loin. Mais, de par mon métier, il était inévitable que nous nous rencontrions. Ce fut, d'abord, à l'occasion de concerts que je devais couvrir. Il chantait, je commentais. Mal, souvent, mais il n'en gardait jamais rancune. Il me téléphonait au journal et avec sa délicatesse coutumière il essayait de m'expliquer mes erreurs. Ce fut ensuite au quartier de Lafayette, dans le bureau de feu Abdelhamid Ben Algia. Les habitués du bureau de Ben Algia étaient triés sur le volet. Il y avait Abdelmajid Ben Jeddou, Jaâfer Majed, illustres disparus, il y avait Ridha El Khouini, Noureddine Sammoud, des compositeurs et des chanteurs de premier plan, quelques journalistes, aussi, qui se bousculaient à l'entrée. C'est en me faufilant, de temps à autre, parmi ce gratin que j'ai pu rattraper mes omissions. Je découvrais, enfin, toutes les facettes d'un personnage dont je n'avais, jusque-là, bien mesuré ni la dimension artistique, ni la vertu. Je me souviens surtout de la pertinence et de la parfaite objectivité de ses jugements. Dans les années 70-80, une nouvelle génération de chanteurs prenait le relais des anciens. J'admirais la justesse et le sens de l'équité avec lesquels Sid'Ahmed traitait la prestation des uns et des autres. Pas la moindre aigreur, rien que le souci de rendre justice au vrai talent. Tous en ont témoigné, tous en témoignent encore, les Dhikra, Amina, Bouchnaq, Sonia M'barek, Sabeur Rebaï et bien d'autres dont il a soutenu les primes tentatives, applaudi les succès, accompagné les parcours. En précieux maître et en indéfectible mentor. La synthèse des contraires Ai-je été un adepte de la chanson de Ahmed Hamza? Je veux être honnête : j'y ai mis du temps. A vrai dire, avant de découvrir cette chanson, j'avais fréquenté deux écoles, celle du malouf et celle du machreq. Mon oreille avait engrangé les noubas andalouses, les mouachahat et les adwars. Il lui était difficile de se familiariser avec un genre, à première vue, «hybride», à la fois inspiré du répertoire populaire et des accents citadins. Prosodies des campagnes, mélodies urbaines. Sorte de synthèse des «contraires». Les hiya, m'chat et autres arias de ce style me paraissaient, de prime abord, par trop éclectiques, en manque de repères. Je l'avoue, maintenant, ce n'était que posture de ma part, sinon de l'entêtement. Ces chansons me touchaient en fait. Elles avaient une rythmique plaisante, du phrasé et des cadences qui les rendaient, en ultime écoute, irrésistibles. En définitive je m'y suis rendu. Dieu vous bénisse. Sid'Ahmed, je le dois à votre génie.