• «Il reste cinq jours, Monsieur le ministre» En nous préparant à quitter Kasserine pour Thala, plusieurs passants nous ont prévenus que le jeune Abdelkader (dont nous n'avons jamais entendu parler) nous recherchait désespérément. C'est au démarrage de l'automobile qu'il a fini par nous retrouver et nous aborder. Pressés de partir et décidés de mettre fin à notre tumultueuse semaine kasserinienne, c'est l'un de nous, moi-même, qui l'a devancé en lui tenant ce langage‑: «Ecoute Abdelkader, je sais que tu nous cherches, mais sache, avant de nous exposer ton cas, que nous ne représentons rien ni personne, que nous n'avons aucune fonction, aucune influence, aucune efficacité pour ton cas…». – C'est précisément pour cela que je vous cherche‑: j'ai reçu deux balles dans le bassin. Diplômé d'informatique, j'ai demandé, avant le 14 janvier, du travail, me voilà aujourd'hui handicapé avec deux béquilles et ne revendique que de quoi survivre. Une indemnisation. Personne ne m'a entendu‑! Pressés encore une fois de quitter Kasserine, à moi de promettre‑: «Mon cher enfant, je n'ai qu'une modeste chronique hebdomadaire sur les colonnes du journal La Presse, je te promets d'écrire ce que tu m'as dit…». Jamais je n'avais dépensé tant d'énergie pour seulement écouter que sur cet ardent site de tous les périls. Ce qui m'attend à Thala, à Regueb, à Menzel Bouzayane et à Sidi Bouzid est encore au-delà de toute capacité d'écoute humaine. Au-delà de l'espace forcément réduit de cette chronique. A chaque fois, de véritables éruptions, d'émotions, d'éclats en sanglot qui menacent la gorge et les yeux ou explosent chez tous les membres de cette équipe professionnelle de tournage que j'ai accompagnée en ces lieux. Cette maman qui analyse, décrit, se chamaille avec les discours des fonctionnaires et des politiques qui lui ont parlé de son fils tué par balle, puis s'arrête net‑: «Mais, mon Dieu, ce n'était qu'un gamin‑! A peine quinze ans‑! Quand on l'a lavé, il avait quatre bonbons dans la poche…» Et de poursuivre‑: «On m'a donné un chèque de 20.000 dinars… Comment puis-je un jour m'acheter des vêtements avec cette somme, me nourrir, vivre‑? Qui parmi ceux qui l'ont tué ou ordonné de lui tirer dessus, qui accepterait de vendre son enfant à ce prix‑? Tout le monde sait qui l'a tué, je ne veux rien d'autre que de le voir jugé et subir la peine qu'il mérite. D'autant que le fils de notre voisin, son copain, a été lui aussi tué d'une balle dans le dos alors qu'il voulait lui venir en aide‑!». Le discours de Helmi est le plus terrifiant, mais aussi le plus rassurant, sur la volonté implacable chez les jeunes de ce carré rouge d'en découdre avec un passé fait tout à la fois de la lâcheté de tous, de la manipulation des politiques d'hier et d'aujourd'hui, des intentions désormais claires, des maîtres des leviers et des commandes, d'endormir et peut-être de récidiver. Helmi a d'abord arrêté net son père huissier-notaire, père aussi de son frère martyr qui voulait commencer son exposé devant nous par ce que le régime de Ben Ali lui a fait subir. «Non papa, cela est trop vieux et cela ne nous regarde plus… tant pis pour toi‑!» Le père n'a plus parlé depuis, et c'est le frère du martyr, Helmi, qui a pris le pouvoir dans cette rencontre‑: «Moi je suis prêt tout de suite à rejoindre mon frère à la tombe, mais je sais qu'ils n'oseront pas. Tu vois tous ces gens-là autour de moi, papa, ma mère, mes deux sœurs, je les ai entendus quand ils m'ont conseillé de patienter. D'autres parents de martyrs de chez nous, heureusement, ont organisé une rencontre avec M. le ministre de la Justice. Je les ai accompagnés, nous avons vu le ministre. Ils nous a demandé de patienter 13 jours. Nous étions nombreux à identifier devant lui l'assassin de mon frère. Il vous reste cinq jours, Monsieur le ministre‑!». Ainsi est toute l'ambiance hautement électrique à Thala, où la raison, la patience, le sens du politique, pourtant très élevé ici, sont suspendus à l'exigence de justice, pas tant «pour gagner un procès», comme disent avocats et juristes, mais pour traverser un deuil ici, mais aussi dans la famille d'Insaf à Regueb, de Mohamed à Menzel Bouzayane, et de ce porte-parole de tous ceux-là, le poète du Melhoun à Sidi Bouzid, Nejmeddine. L'alternative est claire dans ce carré rouge‑: ou un tableau de fond fait de justice, d'interpellations identifiées, de sanctions nécessaires et peut-être un jour de pardon et de réconciliation, ou bien alors notre pays va vers l'abîme.