C'est à partir de ces deux idées que nous avons jugé bon de créer cette rubrique, une façon de revenir de temps en temps sur l'apport des poètes et des paroliers dans la réussite et la pérennité des chansons tunisiennes, arabes et françaises puisque beaucoup d'entre nous ont le même plaisir à écouter les unes tout autant que les autres. Nous commencerons par le fameux Ibrahim Néji, le père de l'inégalable Al atlal de Oum Kalthoum. Ce poète égyptien est né tout à la fin de l'année 1898 dans une famille scientifique. Il termina ses études primaires en 1911 et, dès les premières années du secondaire, on constata chez lui un intérêt particulier pour la poésie. Il se mit à lire tout ce qui lui tombait sous la main et sa mémoire exceptionnelle l'aida à devenir un familier du grand Ahmed Chawki, de Hafedh Ibrahim, mais aussi de la poésie des temps passés. Il avouera plus tard avoir aimé surtout Shakespeare et Al Moutanabbi. A la fin de ses études secondaires, ce fut le dilemme de sa vie : suivre des études scientifiques ou opter pour les lettres ? Alors qu'il se préparait à opter pour la section littéraire, un enseignant influent détecta chez lui la fibre scientifique et parvint à le persuader de changer d'avis. Il obtint ainsi son doctorat en médecine en 1923, à l'âge de vingt-quatre ans. Il fut d'abord médecin de campagne, généreux et dévoué, mais les réunions littéraires lui manquèrent beaucoup. Il décida alors d'ouvrir un cabinet au Caire, où il put revenir avec bonheur à ses amours premières : la poésie et la littérature. Ibrahim Néji, poète du renouveau Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l'opposition reprit de plus belle entre les partisans du «tajdid» (renouveau) dans la poésie et ceux qui ne voulaient toucher ni au fond ni à la forme. Abbès Mahmoud al Aqqad et ses camarades réformateurs créèrent en 1921, une revue intitulée Al Diwen où ils proposèrent des idées nouvelles pour une poésie rajeunie, telles que l'unité du sens et le droit de choisir des rimes variables dans un même texte. Les jeunes poètes de l'époque trouvèrent ces idées à leur goût : Ibrahim Néji, Ali Mahmoud Taha, Salah Jawdat, entre autres…. Néji édita en 1934 son premier recueil : Derrière les nuages où il parle surtout d'amour et de splendeur. Cette œuvre trouva partout un bon écho. Seul Taha Housseïn lui lança des critiques acerbes qui bloquèrent la muse du poète. Mais le même grand Housseïn eut l'idée géniale de le provoquer : «Si c'est un vrai poète, il ne pourra rester sans la poésie; il y retournera malgré lui !» et d'ajouter : «les œuvres littéraires qui ne résistent pas à la critique, ne méritent pas qu'on s'y intéresse !». Puis pour l'encourager, il reconnut ses dons de poète «doux, fin, doué, agréable à lire, élégant et si proche du lecteur !». Dans son second recueil, Les nuits du Caire, Ibrahim Néji peignit la dureté de la vie des Cairotes pendant la Seconde Guerre mondiale. Il y fut triste, blessé, malheureux. On y trouve son chef-d'œuvre : Al atlel. Quant au troisième recueil appelé L'oiseau blessé, publié après sa mort, on y découvre l'autre face d'un poète qui a tout fait pour cacher sa peine, affichant souvent un visage heureux et comblé. On disait alors de lui qu'il «avait deux âmes» : une âme pour les autres, joyeuse, souriante, et une autre meurtrie qu'il a gardée pour lui- même. Dans ce recueil noir de mélancolie, on arrive malgré tout à détecter une lueur, celle émanant de son amour infini pour sa dulcinée «Zaza». Il en était fou amoureux. Elle le lui rendait si bien, sacrifiant ce qu'elle avait de plus cher pour l'accompagner dans sa maladie, lorsque tout l'abandonna : la santé, les moyens, la force et qu'il se laissa gagner par le désespoir. Il partit laissant derrière lui son amoureuse, si jeune et si belle, et une poésie pleine de sensualité et de douceur. Mais aussi des écrits divers dans les revues spécialisées en médecine, en psychologie, en sociologie, en sexologie… ainsi que des études sur Voltaire et Shakespeare et des traductions de Baudelaire (Les fleurs du mal) et de Dostoïevski. Abdelwahab et Oum Kalthoum l'immortalisent Les chanteurs et les compositeurs d'Egypte se sont intéressés aux poèmes de Néji mais les succès les plus célèbres restent les œuvres de Mohamed Abdelwahab (en 1954), Al Guitara et Lastou adri, et d'Oum Kalthoum (en 1966), Al atlel. Ces deux monuments de la chanson arabe sont connus pour leur exigence en matière de texte; c'est la preuve de la grande qualité de la poésie d'Ibrahim Néji, disparu le 27 juin 1953, alors qu'il s'apprêtait à quitter Alexandrie pour Alep où il devait donner une conférence sur «la littérature et la sociologie». Ces deux chefs-d'œuvre immortalisent le nom d'un poète élégant et talentueux, la médecine n'ayant fait qu'ajouter une dimension très humaine à son œuvre.