De notre envoyé spécial Chokri BEN NESSIR Lampedusa. Cette île italienne d'à peine vingt kilomètres carrés, tel un caillou posé sur les flots par un caprice divin, est depuis quelques semaines le desideratum de milliers d'émigrants clandestins tunisiens. Le nom de ce fragment de terre qui émerge avec fierté au beau milieu des eaux salées de la Méditerranée provoque chez les jeunes Tunisiens l'irrésistible envie de braver tous les dangers pour aller faire ses dévotions à l'île supposée leur ouvrir la porte de l'eldorado. Vingt-trois mille Tunisiens y ont débarqué en quelques jours. «Il a suffi d'une seule journée de beau temps pour que onze embarcations transportant 720 personnes accostent sur les rivages», a souligné Bernardino De Rubeis, maire de la ville. Le cri de détresse lancé par les habitants de l'île qui ne dépassent guère les cinq mille personnes, a acculé les autorités italiennes à solliciter l'aide de l'Union européenne pour contenir ce flux migratoire. La politique de la sourde oreille des responsables européens et le désarroi des insulaires ont conduit le gouvernement du Cavaliere à conclure un accord avec les autorités tunisiennes en vertu duquel 23.000 immigrants clandestins tunisiens qui se trouvaient sur l'île entre le 15 janvier et le 5 avril bénéficieront d'un permis de séjour humanitaire temporaire. Au grand dam de ceux que les eaux écumes de la Méditerranée auraient transportés après cette date butoir, une seule surprise les attend : l'expulsion. A cet effet, un plan d'évacuation a été minutieusement préparé pour «vider l'île» en trois temps deux mouvements. Plus de mille cinq cents policiers et militaires ont été dépêchés sur l'île pour veiller à la sécurité des habitants et au bon déroulement des opérations de transfert des Tunisiens vers d'autres centres d'accueil. Un pont aérien avec six vols par jour a été mis en branle. Affligeante passivité européenne De plus, le gouvernement italien a affrété, en plus du navire militaire San Marco, quatre autres bateaux, à savoir Catania appartenant à la compagnie Grimaldi, l'Excelsior de la compagnie Grandi Navi Veloce, la Clodia et le Waiting Street, ont été affrétés pour la circonstance. En soixante douze heures déjà, il ne restait sur l'île qu'à peine mille cinq cents clandestins. «Ces rapatriements ne se sont pas faits sans heurts», nous explique Driss, un médiateur culturel sur place. En effet, inquiets, les immigrants tunisiens ont manifesté contre ces transferts massifs. «Ils avaient peur qu'on ne les rapatrie chez eux» ajoute-t-il. C'est qu'ils ont eu vent que l'initiative italienne de «régulariser» temporairement le séjour des immigrés tunisiens n'a pas du tout plu à l'UE. La France, l'Allemagne et Bruxelles opposaient déjà leur véto quant à l'application de la décision italienne «non conforme» selon eux aux dispositions de l'UE sur le séjour des réfugiés humanitaires. Il semble donc clair que ces affligeantes passivités, vestiges d'un temps que l'on croyait définitivement révolu, parsèment malheureusement encore la grande famille européenne. N'empêche, ces tractations avec l'UE n'ont pas pour autant entravé le déroulement des opérations à Lampedusa. Mais voilà qu'au moment où l'île commençait à être soulagée de cette présence envahissante, la vague de l'émigration des Tunisiens reprend de plus belle. De faux espoirs… En effet, malgré les avertissements et le degré de vigilance sur les cotes tunisiennes, plus de mille deux cents Tunisiens ont mis le cap sur Lampedusa après le 5 avril 2011 et ont foulé son sol. Manque de pot, l'île s'est déjà transformée en une grande caserne. Elle pointe du nez et nargue les nouveaux venus qui sont vite repérés et placés au centre d'accueil pour les immigrés clandestins. «Ils ne pourront guère échapper à l'expulsion. Seuls les mineurs et ceux qui clament le refuge politique pourraient bénéficier d'un permis de séjour», nous explique Sami Rahmoun, un activiste tunisien au sein d'une association d'assistance aux immigrés. En effet, «leur méconnaissance de leurs droits les expose à des violations mineures qui les privent de la jouissance de certains traitements», ajoute-t-il. En effet, les autorités italiennes sont fermes vis-à-vis des nouveaux venus et agissent avec une célérité étonnante. Le refoulement se passe illico presto. Pris de court, les immigrés tunisiens qui exigent le droit de rester sur le sol européen ont mis le feu hier au centre d'accueil de Lampedusa, pour tenter de s'échapper. «Ils ont refait le même scénario qu'en 2008. Heureusement cette fois -ci, les autorités italiennes n'étaient pas prises au dépourvu. Ils ont pu intervenir à temps pour calmer la foule», signale Salem, un Tunisien résident à Lampedusa. Au fait, ils ont pu berner les immigrés par le biais de faux espoirs. …Pour «refouler tous ces Tunisiens» Car, vers cinq heures hier matin, les policiers ont commencé à acheminer un groupe de sept cents Tunisiens vers le port de Lampedusa, où le navire Excelsior les attendait pour un embarquement d'urgence. En file indienne, après avoir subi une fouille corporelle, ils montaient à bord par groupes de cinq escortés par des policiers. «Ils seront placés en cale du bateau et n'auront pas d'accès aux ponts du bateau», renchérit Sami Rahmoun. Leur destination première est Catania, d'où ils seront répartis sur d'autres centres en attendant leur expulsion. En effet, l'Italie ne doit pas procéder à l'expulsion de deux groupes de trente personnes par jour, selon l'accord passé avec la Tunisie. «Il faudra alors encore dix jours pour pouvoir refouler tous ces Tunisiens», selon un caribinieri. Entre-temps et tant que le mot travail écorche encore les bouches en Tunisie, cette mignonne motte flottante continuera à fasciner des centaines de jeunes Tunisiens qui, toutes voiles dehors, bravent tous les dangers pour y débarquer.