Chaque année, quand la rigueur laisse la place à la tiédeur, entre mars et octobre, oasiens du Sud et Kerkenniens renouent avec leur boisson fétiche, le lâgmi. Cette appellation de l'arabe berbérisé désigne la sève du palmier, qu'ils récoltent en cette période du cycle des saisons. Pour obtenir le lâgmi, ses amoureux procèdent avec un savoir-faire ancestral fort ingénieux. Ils commencent par inciser le faîte du palmier et on laisse la sève s'en écouler doucement durant la nuit dans une golla (petite amphore) accrochée à une branche (j'rîda). Juste au lever du soleil, il est recueilli pour être consommé sur place ou acheminé rapidement vers les lieux de vente. Et quand nous disons rapidement, cela veut dire instantanément. Car plus il est frais, meilleur il est. Il est débité par des marchands occasionnels spécialisés dans cette denrée. Ils le servent à leurs clients fidèles pour une somme modique, aux premières heures de la journée, souvent avant-midi car le lâgmi tourne vite quand il fait chaud et devient enivrant. Pour écouler leur marchandise sans tarder, nos vendeurs se postent dans les rues passantes, faisant face de préférence aux boutiques des marchands de beignets (ftaïria) car la bonne tradition veut que le lâgmi soit consommé ou bien seul ou bien accompagnant un beignet, jamais avec une douceur; pour les connaisseurs, il est la douceur même. Pris par les besogneux pressés, il leur procure un sentiment de fraîcheur et une énergie leur permettant de bien entamer une longue journée de travail. Le lâgmi est blanchâtre, velouté et onctueux; pris encore très frais, il est doux et rafraîchissant. Quand il tourne, il devient fortement alcoolisé. Il prend plusieurs noms selon les nombreux terroirs où il est confectionné et apprécié. On le désigne par qarès (aigre) certainement à cause de son goût aigrelet ou meyyet (mort) peut-être parce que sa douceur s'est volatilisée. Les Jeridis l'appellent guîchêm, un nom dont nous n'avons pu connaître l'origine. Le maâlag chez les Gabésiens est un lâgmi qu'on a laissé fermenter sur l'arbre, la sève s'écoule dans un récipient contenant de l'orge concassée. On obtient ainsi une double fermentation, celle du liquide lui- même et celle de la céréale apte à germer vite et s'alcooliser très rapidement. Le lâgmi fermenté a beaucoup d'adeptes, il a ses rites et son rituel. Feu Abdelaziz Laroui, dans une chronique datée de la fin des années trente du siècle dernier, brosse un tableau d'une saveur extrême où il évoque cette bonne tradition, hélas révolue, de boire le lâgmi fermenté accompagné de boulettes préparées avec le poisson monastirien, le cherkaw. Mais à Gabès, les choses se passent autrement. Là, la chair canine est appréciée. Elle mijote longuement dans une marmite (guedra) après avoir été bien marinée, c'est une viande d'accompagnement des boissons alcoolisées datant de l'Antiquité africaine que les jeunes et les libertins consomment de plus en plus, loin des regards, presque en cachette. Le guîchêm des Jeridis est le passe-temps favori des hommes. Il agrémente leurs moments de repos dans la ghâba, l'appellation qu'ils décernent surtout à leur temps de loisir, le soir tombant. Boire le guîchêm est un rituel où les buveurs s'adonnent à ce plaisir quasi religieusement. Il semblerait que cette pratique ait aiguisé l'imagination, déjà très fertile, des Jeridis qui passent pour être de fins blagueurs. Il faudrait quand même dire que la consommation de la sève fermentée du palmier n'est pas propre aux seuls Tunisiens. Nos voisins immédiats ainsi que d'autres peuples d'Afrique et d'Asie s'y adonnent également. Tous les palmiers de toutes les latitudes du globe terrestre donnent une boisson qui, après préparation, devient un alcool. C'est le vin de palme de nombreuses contrées de par le monde. Dans de nombreux pays, la sève n'est guère appréciée fraîche et douce mais plutôt aigre ou fermentée. Dans certains pays, au contraire, le lâgmi‑— ou son équivalent — sert à parfumer la pâtisserie ou même certains couscous africains. Quant à nous, puristes comme nous le sommes toujours, nous l'aimons seul, car un breuvage des cimes ne se boit que comme une manne du ciel, avec un grand respect.