Par Mohamed Ridha BOUGUERRA La malédiction, qui figure ici comme titre à cet article, s'est fortement imposée à moi à l'annonce de deux informations données par la chaîne nationale, dimanche 10 avril, au journal télévisé de 14 heures. Le ressentiment contre «la Discorde aux cent voix» dont parle Victor Hugo, ressentiment que garde Amine Maalouf dans l'expression que je lui emprunte pour mon intitulé, s'explique par la guerre civile de dix ans dans laquelle son pays, le Liban, a été entraîné par les fauteurs de division, précisément. Le Liban s'est-il, d'ailleurs, jamais relevé de cette tourmente qui l'a durablement secoué entre 1975 et 1985 ? N'est-il pas menacé encore et à tout moment d'implosion ? On m'objectera, sans doute, que le Liban n'est pas la Tunisie. Que nous n'avons ni chiites ni véritables distinctions confessionnelles. Et que toute comparaison entre les deux pays serait spécieuse et abusive. Certes, mais ne sommes-nous pas aujourd'hui menacés d'anarchie rampante, d'instabilité chronique ou encore de douteuses et dangereuses alliances contre nature comme celle que l'Ugtt semble avoir récemment nouée avec certains partis… ? Laissons, cependant, le lecteur juger par lui-même et revenons aux deux troublantes nouvelles à l'origine de cet article. La Révolution n'est pas une jacquerie La première a trait aux graves incidents et aux déprédations préjudiciables à toute une ville qui ont suivi la manifestation qui s'est déroulée à Tabarka samedi 9 avril, à l'initiative du comité local de protection de la révolution et du comité régional de l'Ugtt. Et cela au moment précis où tout le pays était recueilli en hommage à tous ses martyrs, ceux d'avril 1938 comme ceux tombés plus récemment. On sait que ce rassemblement, qui a dégénéré, se voulait d'abord une protestation contre la présence d'un homme d'affaires et ancien maire de Tabarka sur un plateau de la chaîne nationale, où il représentait l'Utica, lors d'un débat consacré au développement régional. En outre, cet ancien responsable considéré comme un suppôt du tyran en fuite aurait tenu au cours de cette émission des propos où certains n'ont vu que des contre-vérités et même un tissu de mensonges. Sans doute, on ne prête qu'aux riches, comme dit l'adage populaire, et Monsieur le maire était bien connu de ses administrés à qui il n'a pas laissé que de bons souvenirs, pour utiliser une litote ! Mais cette manifestation ne laissera pas non plus que de bons souvenirs chez les habitants de Tabarka puisqu'au moins deux cents employés de l'homme d'affaires vont se retrouver au chômage selon la télévision nationale. Car les incendiaires et les pilleurs qui se sont infiltrés dans les rangs des manifestants se sont attaqués aux biens de l'ancien maire parmi lesquels on compte un hôtel, une clinique et d'autres propriétés, tous partis en fumée. Pour haïssable que fut sans doute l'homme d'affaires, fallait-il pour autant se faire justice soi-même ? N'y a-t-il pas des tribunaux dans ce pays ? La Révolution doit-elle se transformer en jacquerie et en règlements de comptes ? Qui va porter maintenant assistance aux deux cents employés qui se retrouvent soudain au chômage forcé ? Qui a pensé aux patients qui doivent se déplacer maintenant jusqu'à Jendouba pour des dialyses ? Dire que de pareils débordements sont naturels en période révolutionnaire ne peut satisfaire l'esprit d'équité ni absoudre les auteurs de ces faits. Car il y a là, avant tout, et c'est cela qui doit nous intéresser en priorité dans cette sombre affaire, une atteinte dommageable à l'autorité de l'Etat de droit. Etat de droit que nous réclamons et qui doit plus que jamais entrer dans les faits, dans la pratique quotidienne et effective et non rester comme auparavant lettre morte pour seulement nous en gargariser en vaines paroles ! La Révolution, ce n'est pas les comités populaires La deuxième information à laquelle je faisais allusion au début de cet article est bien moins spectaculaire et a dû passer inaperçue aux yeux de la plupart de nos compatriotes. Pourtant, elle est, potentiellement, autrement plus grave si l'on y regarde bien ! Il s'agit de la réunion dimanche 10 avril à Nabeul des comités régionaux de protection de la révolution en vue de se doter d'un conseil national unifié. La feuille de route qui a été donnée à ce rassemblement a circulé la veille sur Internet. Si vous savez prier, priez, s'il vous plaît, pour que ce document soit un faux et que son signataire, M. Béchir Hamdi, apparaisse, pour notre tranquillité à tous, sur tous les médias et sur nos lucarnes magiques afin de le démentir ou de le renier d'une manière explicite et catégorique! Ce sinistre document soumis à l'approbation des participants de la réunion de Nabeul comporte neuf points. Voici textuellement les quatre premiers traduits de l'arabe par votre serviteur : 1/ Limogeage du gouvernement illégitime de M. Caïd Essebsi ; 2/ Suppression de la présidence de la République ; 3/ Dissolution des anciennes institutions étatiques et jugement de tous ceux qui ont porté préjudice au peuple sous l'ancien dictateur ; 4/ Dissolution du Conseil de l'Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Vous avez bien lu. C'est, en quelque sorte, un vide juridique et institutionnel total qui est visé. Le texte incriminé ne le dit pas d'une manière explicite, mais ce sont les comités populaires «à la Kadhafi» que l'on nous prépare avec les résultats, sans doute, auxquels nous sommes en train d'assister pleins d'effroi et également de compassion pour nos voisins libyens. Voilà l'avenir que l'on désire, probablement, pour notre pays. Encore une fois, l'on dira, peut-être, que ce ne sont là que de chimériques spéculations qui ne portent pas à conséquence et qui ne méritent même pas la publicité que l'on est en train de leur faire ici. Ou que la démocratie autorise de pareilles déclarations. Que notre chaîne nationale n'a fait que jouer le jeu de la libre information en rendant compte de la réunion en question. Certes, certes, sans doute ! Mais, par les temps de grande vulnérabilité que nous vivons, la vigilance doit être de mise, il n'est pas question de baisser la garde et il faut bien le crier haut et fort à l'intention de tous les ennemis de la démocratie et pour qui la démocratie n'est qu'un moyen pour atteindre des fins peu louables. Seul un comportement civique et politique responsable nous permettra d'éviter le pire, de ne pas sombrer dans la division ou succomber à la tentation facile de l'anarchie. C'est à ce prix que la Révolution de la Dignité transformera notre Tunisie en un pays libre, juste, moderne, tolérant, égalitaire et démocratique.