L'événement a défrayé la chronique ces dernières semaines : le célèbre complexe culturel et touristique Dar Chéraït et l'hôtel de même appellation à Tozeur, à l'origine de la renaissance de la ville de Tozeur et de la mise sur orbite touristique de la région du Jérid, ont été occupés le 14 février dernier par les employés pour protester contre un plan social qui vise à maintenir l'entreprise à flot et qui comporte en particulier des réductions provisoires de salaire ainsi que le licenciement de 44 salariés. Autant dire un choc qui a suscité l'étonnement de tous et l'indignation de ceux qui ont pris connaissance de ce développement surprenant à travers reportages télévisés et articles de presse qui ont rapporté la version des protestataires. Qu'en est-il de l'autre son de cloche? Comment expliquez-vous ce qui vient de se passer? Abderrazak Chéraït: Au départ, il y a une immense maldonne. Le projet touristique saharien, en particulier à Tozeur, était sensé représenter une évolution qualitative de ce secteur appelé à tirer le produit tunisien vers le haut de gamme. Cela explique l'enthousiasme des investisseurs qui ont fait du beau travail en dotant la région de beaux établissements et de produits diversifiés de nature à répondre aux attentes de la clientèle visée. Mais, à l'arrivée, nous nous retrouvons avec un tourisme de masse, à la remorque du tourisme balnéaire dont nous constituons un appendice, un complément ou un exutoire pour le trop-plein du littoral. Pour quelles raisons ? Parce que dès le départ, l'Etat n'a pas mis en œuvre les mesures d'accompagnement nécessaires à la réalisation de cet objectif. Il a, certes, investi dans l'infrastructure et la formation. Il en a été récompensé au niveau macro économique par des recettes en devises de l'ordre de 120 millions de dinars par an, sans compter les taxes et autres recettes. Mais il a négligé le facteur transport aérien, seul moyen d'ouverture réelle sur les marchés extérieurs. Des liaisons ont bien été établies avec certaines villes d'Europe mais elles ont rapidement été supprimées sous prétexte qu'elles n'étaient pas rentables. Or, dans ce domaine, nous savons tous que la fréquentation s'installe avec la durée. Vous-mêmes, les professionnels, on vous reproche souvent de ne pas être assez entreprenants pour promouvoir vos produits… Dans le cas de notre région, lancée au début des années 90, nous avons, dès le départ, été handicapés par des évènements extérieurs. Il y eut la première guerre du Golfe, en 1990, puis il y eut les attentats du 11 septembre 2002 aux Etats-Unis et ensuite l'attentat à la synagogue de Djerba. C'est d'autant plus lourd de conséquences que, parallèlement à un décollage incertain, les intérêts des prêts consentis par les banques aux investisseurs couraient à un taux prohibitif de 18% dont, il est vrai, 5% sont bonifiés par l'Etat mais qui arrivent toujours avec du retard, ce qui alourdit les frais bancaires. Ainsi, par un effet de croissance exponentielle, ce taux peut atteindre les 50% ! Résultat : hormis les établissements appartenant à de grandes chaînes ou à des tours opérateurs, tout le monde est sinistré dans la région du Jérid. Nefta est en déroute. Presque tous les hôtels là-bas sont fermés. Des erreurs de calcul à tous les niveaux. Est-ce aux salariés d'en payer la facture? Il faut savoir que Dar Chéraït emploie un total de 125 employés. Il est de ce fait le plus gros employeur de la région. Les salariés sont tous, sans exception, titularisés. Ils perçoivent des salaires parmi les plus élevés. A titre d'exemple, un gardien chez nous touche 600 dinars. Avec la diminution du chiffre d'affaires en rapport avec toutes les difficultés du secteur et l'augmentation continue des salaires, les charges salariales en sont venues à représenter 95 % de ce chiffre d'affaires. Position totalement intenable. La situation matérielle s'est évidemment aggravée avec les événements vécus par le pays depuis le mois de décembre dernier. Afin de sauver l'entreprise, un plan social a été négocié avec le syndicat et l'inspection du travail au cours de six réunions qui ont débouché sur un accord comportant le règlement d'un reliquat de 40% du salaire de mois de janvier, un salaire entier pour le mois de février et une indemnité de 200 dinars pour les mois suivants en concrétisation des mesures de chômage technique auquel la société doit recourir pour ne pas sombrer, ainsi que le licenciement de 44 employés pour alléger des charges devenues trop onéreuses. Vous comprenez le désarroi des employés et plus particulièrement de ceux dont vous réclamez le licenciement ? Je le comprends d'autant mieux que je suis un ancien syndicaliste; je comprends leurs angoisses face aux inquiétudes quant à leur sort. Ils sont victimes autant de la conjoncture que de la mauvaise politique de l'Etat qui a pratiqué la politique de l'autruche au lieu d'assainir la situation comme les promoteurs le lui demandaient depuis une quinzaine d'années. Au demeurant, je garde mon estime pour la plupart d'entre eux qui se sont trouvé pris dans un engrenage qui les dépasse et qui leur a fait «dégager» deux directeurs venus négocier avec eux. Quant à ceux qui ont fait de la surenchère et se sont répandus en calomnies, ils sont tout simplement irresponsables. Dans ce cas, quelle issue pour cette situation? Les salariés doivent accepter le compromis proposé. C'est ça ou le naufrage. Quant à l'Etat, il doit admettre que nous allons vers une «année blanche» et que les hôteliers de la région ne vont pas être en mesure de payer des salaires. Alors, il faut d'abord créer un fonds de secours pour les employés du secteur ensuite prendre le taureau par les cornes et résoudre le problème à la base.