Il porte un costume qui lui va comme un gant, agrémenté d'une cravate assortie, comme s'il s'était préparé pour une réception. Son visage n'exprime visiblement aucune émotion ni embarras, mais plutôt un brin d'arrogance. Dans une salle archicomble qui lui est manifestement hostile, il est à la barre répondant aux questions du juge. Il s'agit, vous l'avez deviné, de Imed Trabelsi. Il comparaît, seul, en correctionnelle sous l'accusation d'usage de stupéfiants. Pour quelqu'un qui a été mêlé à des malversations de grande ampleur ayant failli ruiner l'économie du pays, ce délit de petit délinquant est sans commune mesure avec les forfaits d'une extrême gravité qui lui sont imputés. Certes, il aura, c'est ce que l'on dit, à se justifier ultérieurement pour son implication dans d'autres affaires, mais il est à craindre que de correctionnelle en correctionnelle, il s'en sortirait avec des peines qui ne seraient pas à la hauteur de ses méfaits. Et les autres, qu'adviendra-t-il d'eux ? Est-ce que ce serait aussi le tribunal correctionnel qui statuerait sur leur sort ? Autre question non moins importante: qu'en est-il des informations concernant l'identité des personnes mises en cause et des résultats préliminaires des enquêtes engagées ? Le Premier ministre se refuse à se prononcer sur la question, prétextant que cela relève de la compétence de la justice; le président de la commission en charge de faire la lumière sur les malversations se cache derrière la confidentialité du déroulement des enquêtes, le ministre de la Justice s'abstient de donner des détails tant que l'instruction est en cours. Bref, c'est le black-out. Et cela déplaît. Franchement, les Tunisiens qui ont beaucoup souffert des agissements des mafieux de l'ancien régime méritent un meilleur éclairage au sujet des personnes incriminées et attendent des sanctions beaucoup plus sévères à leur encontre. Or, ils ne voient rien venir à part l'annonce de quelques arrestations, de quelques inculpations émaillées de mises en liberté provisoire et de beaucoup de promesses quant à la traduction en justice de tous ceux qui ont été coupables ou complices de corruption et autres délits graves. Même la commission nationale d'investigation sur la corruption et la malversation, dont la majorité des Tunisiens s'était pourtant réjouie de la création, ne semble pas, aujourd'hui, bénéficier de beaucoup de crédit tant elle donne l'impression de ne pas être très efficace pour identifier et mettre en cause tous ceux qui se sont rendus coupables de magouilles, et ils sont nombreux. Certainement beaucoup plus que les 112 suspects figurant sur la liste qu'elle a arrêtée et qui n'a pas du tout été étoffée, depuis, contrairement à ce qui avait été annoncé. Une chose est sûre, tous ceux qui se sont rassasiés avec la bénédiction de l'ancien régime, et tous ceux qui les ont aidés à gangrener l'économie du pays l'ont échappé belle au lendemain de la révolution. En effet, dans les mêmes circonstances et sous d'autres cieux, ils auraient été soit lynchés par la foule, soit traduits devant des tribunaux d'exception qui leur auraient infligé la pire des sanctions. Ils ont eu la chance, ces malfrats, de survivre à la révolution. On peut même aller jusqu'à dire qu'ils ont été doublement avantagés : par l'Etat de non-droit de l'ancien régime qui a couvert leurs agissements crapuleux, puis par l'Etat de droit post-révolution qui leur a garanti d'être jugés dans le respect total des lois en vigueur. Les Tunisiens dans leur ensemble sont farouchement opposés à la vindicte populaire et aux jugements expéditifs; en revanche, ils exigent que tous ceux qui les ont spoliés avec acharnement soient châtiés. Sans exception. Dans la légalité, certes, mais sévèrement. Car les petits procès, les convocations spectaculaires devant les juges d'instruction, les investigations entourées de mystère de la commission nationale chargée d'enquêter sur la corruption et la malversation ne répondent aucunement aux attentes des Tunisiens qui ont de plus en plus le sentiment qu'on a gâché leur révolution. Difficile de les convaincre de patienter quand l'unique jugement qui est intervenu après le déclenchement de la révolution ne concerne que Naceur Trabelsi, qui a écopé deux mois de prison. Rien que ça. On a beau dire que le premier procès de Imed Trabelsi, son frère, ne concerne qu'une affaire et que d'autres suivront mais cela n'est pas de nature à calmer les esprits; bien au contraire, cela accentue l'insatisfaction et aiguise la suspicion d'une frange de la population en mal de contestation. On aurait pu commencer par le délit le plus grave à l'actif de Imed Trabelsi ou de ses acolytes; on aurait pu aussi faire comparaître à la barre, sans tarder, ceux qui sont accusés de crime ou de haute trahison; on aurait pu également ratisser large au niveau des inculpations. Ainsi, le peuple pourrait estimer que sa révolution aurait servi à quelque chose. Ce qui est source de beaucoup d'inquiétude à l'heure actuelle, c'est l'attente que justice soit faite. Cette attente prolongée est d'autant plus pesante, voire explosive, que certains individus en quête de prétextes pour semer le trouble pourraient à tout moment exploiter cette situation pour faire entendre leurs voix dans la rue. C'est prévisible et aucunement souhaitable. Qu'on coupe donc l'herbe sous le pied des agitateurs potentiels en donnant aux enquêtes plus de vigueur, d'ampleur, de célérité et de transparence.