Par Habib DLALA* L'autre grand défi à relever est celui d'un développement régional équitable et suffisamment énergique pour atténuer les décalages territoriaux tant décriés par ceux qui ont payé l'insurrection de leur vie. Penser que cela n'est qu'une question subsidiaire de l'économique envisageable à court et moyen terme est une vision simpliste du fait régional car, dans les sciences géographiques, il est établi que reconfigurer un territoire, c'est jouer avec une «inertie spatiale» qui s'inscrit dans la durée du temps long. En effet, la tendance lourde observée dans tous les pays du monde est à la concentration géographique des hommes, des activités et des flux. De surcroît, le contexte de la mondialisation accélère cette tendance concentrationnaire généralisée du fait qu'il réhabilite, par un «développement par le haut», les plus grandes agglomérations urbaines, particulièrement celles jouant le rôle d'interface maritime dans l'économie-monde. Il est clair que la justice spatiale passe incontestablement par la recherche soigneusement discutée et réfléchie du meilleur parti d'aménagement et de développement à long terme et des outils les plus adaptés pour le mettre en œuvre utilement et durablement. Par ailleurs, croire qu'en Tunisie rien n'a été accompli dans le domaine de l'action régionale est une supercherie. Depuis l'indépendance, de nombreuses expériences plus ou moins malheureuses y furent engagées. Il convient de les contextualiser avant de les juger. Des réflexions d'ordre stratégique ont été élaborées par des spécialistes, géographes pour l'essentiel, notamment dans les trois schémas nationaux de l'aménagement du territoire rédigés — depuis le début des années soixante-dix — mais ignorés; sans compter les schémas d'aménagement du territoire des principales agglomérations urbaines et les atlas régionaux d'aménagement et de développement commandités par la Direction de l'aménagement du territoire et confectionnés par des sociétés d'études privées. L'avenir des régions tunisiennes dépendra de la réflexion que les élites nationales engageront sur les objectifs recherchés, à savoir la neutralisation des freins à la croissance des régions, la valorisation de leurs richesses et des efforts de solidarité interrégionale, la réduction des écarts régionaux en ce qui a trait à l'emploi, aux revenus et au niveau de vie. Le rééquilibrage du territoire ne se mesure pas en termes d'égalité de poids mais par la volonté de permettre à tous les citoyens du pays de bénéficier de l'égalité des chances. L'action régionale devrait permettre une croissance supplémentaire du PIB par la mise en valeur de vastes régions jusque-là déshéritées et non pas par un prélèvement ou un transfert de richesses de régions à régions. Il y a là un vieux débat qu'il faut réengager dans l'intérêt général de tous les Tunisiens de toutes les régions. Les forces politiques organisées ainsi que les individualités indépendantes devront prendre conscience de l'importance de l'enjeu régional et de réfléchir, D'une part sur le rôle de l'Etat dans le développement, l'équipement et l'aménagement du territoire et sur l'opportunité d'un choix alternatif gouvernanciel, participatif, conciliateur et décentralisé, Et d'autre part sur l'utilité d'un nouveau découpage territorial et sur la manière d'arrêter les grands choix et de définir les moyens politiques, institutionnels, financiers et techniques à mobiliser dans l'action régionale. Nul doute qu'un faisceau de trajectoires politiques faisant côtoyer diverses élites conquérantes, aux modes de pensée et aux intérêts divergents, innerve aujourd'hui le nouvel espace politique ouvert par la révolution. Que ceux parmi ces élites qui n'ont pas fait cette révolution et ceux qui n'ont pas su la faire saisissent que l'ambition de la jeunesse tunisienne qui a animé la rue par une belle immersion transmédiatique et un courage étonnant est tout simplement d'instaurer une citoyenneté fondée sur le droit au travail, l'équité territoriale, la dignité et la liberté. L'histoire constitutionnelle du pays de Carthage à ce jour, les acquis sociaux apportés par plusieurs générations de réformateurs devraient permettre de baliser le chemin qui mènera à la démocratie en même temps qu'à l'affirmation de notre tunisianité ; cette tunisianité dont les traits ont été patiemment sculptés par le génie des lieux, le génie d'un peuple. J'en appelle à ce génie à nul autre pareil. J'en appelle au génie d'un peuple qui a réussi à abattre un régime autoritaire et corrompu — sans l'aide d'activistes connus ni de leaders d'opinion — pour l'instauration de valeurs universelles. J'en appelle à son génie pour arrêter les rétropédalages politiques stériles et récurrents qui font perdre le temps à la transition démocratique, qui institutionnalisent la suspicion et font durer l'insécurité et le chaos. J'en appelle à son génie pour veiller à son unité et à l'intégrité de son territoire, pour ne pas céder à l'anarchie, pour engager sans perte de temps un véritable processus de réconciliation nationale ; tout cela pour ne pas se faire voler sa révolution et les valeurs qui la sous-tendent, sans remettre en question l'authenticité des principes qui constituent le socle permanent de son identité.