Par Khaled TEBOURBI Reculer la date de la Constituante ? Franchement, avons-nous un autre choix? Passe sur l'impossibilité technique et logistique dont parle la haute instance pour les élections, à l'évidence, soixante jours ne suffiront plus. Passe sur l'impréparation des partis, d'une bonne cinquantaine d'entre eux on retient, à peine, le nom. La vérité, la stricte vérité, est que ce sont les Tunisiens qui ne sont pas encore prêts. On ne va pas se mettre, à notre tour, à la place du peuple, mais c'est le sentiment qui se dégage quand on prend la peine d'interroger les gens. Des radios l'ont fait, la télévision nationale l'a fait. Résultat : pratiquement personne n'avait idée de ce qui se passait, ni de ce qui l'attendait. La plupart ne comprenait même pas la nature du vote auquel elle est conviée. Confusion, déjà, entre élection d'une assemblée constituante et élection d'un Parlement, que dire alors du jour proche, terriblement proche, où les uns et les autres seront appelés à déposer leurs bulletins ? Et encore, quand la distinction était faite, quasiment tous avouaient ne rien connaître des futurs candidats. Encore moins de leur appartenance politique, de leurs programmes ou de leurs projets. Le «trou noir», écrivait l'autre jour notre collègue Youssef Seddik. C'est exactement cela qui guette les électeurs au matin des élections. Le 24 juillet 2011, curieux que nos élites n'aient eu le souci d'en avertir, le pays devait voter dans l'inconnu, pour des «inconnus». Curieux, oui, inquiétant même, car la question qui se pose, jusqu'ici, est de savoir si ce «trou noir» a été voulu, si ces élites qui ont pris à leur compte de défendre et de transformer les objectifs de la révolution, n'ont pas, délibérément, pour des «intérêts bien compris», cherché à plonger leurs propres électeurs dans le flou. On en tremble, rien que d'y penser. Se peut-il, se pourrait-il, qu'après avoir chassé la dictature, les Tunisiens aient, de nouveau, à craindre de tomber dans l'entourloupe de quelques politiciens platement ambitieux? C'était bien notre choix On n'aura sans doute pas l'occasion de dissiper ce doute. Ce gros doute. Pour autant, ce serait un mal pour un bien. Maintenant que la haute instance propose de différer l'échéance de trois mois, et qu'à de rares exceptions, du reste prévues, tout le monde, partis, société civile, opinion publique, semble vouloir y adhérer, les données se clarifient, et les chances d'organiser de vraies élections se renforcent réellement. D'ici au 16 octobre, l'opacité autour des candidats, de leur appartenance et de leurs intentions, sera forcément levée. Les électeurs, surtout, auront mieux compris l'importance de l'enjeu… et du «jeu». La démocratie se gagne à visages découverts. D'aucuns, peut-être, n'y trouvaient pas avantage. Le temps ajouté les en dissuadera. Espérons. Restera, bien sûr, à prolonger la transition. On a déjà vu à quel point le provisoire est incertain, à quel point il est difficile de gérer la post-révolution. Insécurité, instabilité, refus de l'autorité, il faut bien se rendre à la dure expérience de ces quatre derniers mois : sans des institutions légitimes, élues, reconnues, un pays a décidément mal à tenir sur pied. On l'a dit, néanmoins‑: y a-t-il un autre choix? La situation est ce qu'elle est, et si erreur il y a eu, «le sort en est jeté». Dès le début, on a opté pour la coupure totale avec l'ancien système. On a choisi de tout remettre à plat : Constitution, représentation, mode de gouvernement. Pour accéder à la nouvelle République, on a pris le risque du «vide politique». Désormais, pas question de retour en arrière. Ce sera la Constituante, ce sera la nouvelle Constitution. Ce seront, plus tard, la nouvelle assemblée législative, le nouveau gouvernement, le nouveau président. Le problème, le dilemme, aujourd'hui, alors que le temps imparti vient à manquer, alors que le paysage politique vient à s'obscurcir, alors que les électeurs ne sont pas prêts, c'est ou s'en tenir à la date initiale du 24 juillet et courir le danger du «trou noir», du saut dans l'inconnu, ou reculer le vote de la Constituante et prolonger l'épreuve, toujours improbable, de la transition. Le bon sens commande de choisir le moindre mal : trois mois de transition encore. Avec, cependant, un atout possible : on sait maintenant ce qu'en est le coût. Si toutes nos forces vives consentent, enfin, à courir le même lièvre, c'est-à-dire, ni plus ni moins, à réussir, dans l'union, le pari historique de la démocratie, alors oui, la révolution tunisienne pourra traverser le supplément d'épreuve qui l'attend. Simplement : surmonter les difficultés et les troubles liés à sa «nature» même, et déjouer les plans de ses incontournables ennemis.