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Al Ghazali aujourd'hui, pourquoi ?
Publié dans La Presse de Tunisie le 25 - 05 - 2011


Par A. BOUHDIBA
Nous célébrons le neuvième centenaire de l'imam Al Ghazali. Je pense être le seul à avoir pris cette initiative et fier de l'assumer jusqu'au bout. Le silence de la communauté musulmane d'aujourd'hui est surprenant. Certes, Al Ghazali a été contesté ici ou là. Raison de plus non pas pour instruire un procès, mais pour ouvrir un dossier. Beaucoup, en effet, emboîtant le pas à Averroès, le rendent responsable des déconvenues intellectuelles subies par les Musulmans depuis des siècles. Ici même, lors du huitième centenaire d'Averroès, nous avons entendu plusieurs l'accuser d'avoir verrouillé la rationalité de notre civilisation pour l'ouvrir à toutes les formes du mysticisme, voire de l'obscurantisme. Moi-même, je m'étais interrogé sur le bien-fondé de son Tahafut, source de tant de malentendus et sur le titre lui-même, car ce ne sont en dernière analyse pas tant les philosophes qu'il a voulu «ruiner» que quelques sophismes de quelques métaphysiciens grecs. Je continue à regretter encore ce livre qu'il n'aurait jamais dû écrire sous la forme que nous lui connaissons du moins et avec un titre aussi polémique et aussi mal venu. Tahafut ? Mais qui est à l'abri de l'égarement ? Nul n'est jamais à l'abri de l'erreur. Philosopher ou même vouloir simplement penser par soi-même, n'est-ce pas d'emblée s'exposer à l'égarement. Et d'ailleurs, s'égarer en philosophant, c'est encore philosopher ? On nous parlera au cours de ce symposium d'un «Ghazali philosophe malgré lui». On s'est beaucoup gaussé de «l'égarement de l'égarement» et de «l'égarement de l'égarement de l'égarement»…
Débat puérile, facile même s'il en fût, et qui hélas est loin d'être clos. Ce qui soulève au moins deux séries de questions majeures‑: qu'a voulu faire Ghazali ? Quel a été son véritable itinéraire, et surtout quelles sont en fin de compte les idées-forces qu'il a développées dans tant d'ouvrages ? Ceci d'une part, et d'autre part en quoi cette œuvre abondante et variée peut-elle présenter, aujourd'hui, de l'intérêt ?
L'itinéraire d'Al Ghazali n'est pas, à vrai dire, facile à cerner. Tant que les spécialistes n'auront pas dit leur dernier mot, beaucoup d'énigmes demeurent. Et d'abord, à part une dizaine d'ouvrages indéniablement de lui, on peut se permettre de douter de l'authenticité de certains des textes qui lui ont été attribués. Avec sa science profonde et son goût de la précision, le grand philosophe égyptien, le regretté Abderrahman Badaoui, a dressé l'inventaire exhaustif. Il a déjà pointé du doigt des textes suspects ou purement et simplement apocryphes. On demeure impressionné par la fécondité de notre penseur.
Cependant, les informations qui permettraient de suivre un itinéraire, de dégager un cheminement, ne sont pas toujours bien établies. Quelle relation, par exemple, entre les «Maqasid» et le «Tahafut» ? Beaucoup s'en vont répétant que Ghazali écrivait selon deux styles : un pour le grand public, un autre pour les spécialistes. Ainsi le voulait Ibn Tofayl. Si cela était vrai, comment classer les diverses composantes de cette œuvre immense ? Questions cruciales dont les spécialistes ici rassemblés auront à cœur de débattre.
Le «Munqidh», cette «confession d'un enfant du siècle» est une pièce maîtresse, qui a suscité de nombreuses approches.
On peut n'y voir que l'arrangement théâtralisé d'une crise de jeunesse mineure, réelle, certes, mais «habillée», par une sorte de masque derrière lequel Ghazali avancerait le visage bien couvert. Mais comment n'être pas sensible au poignant de cette autobiographie frappée du sceau de l'angoisse ? Et à quel moment et dans quelles circonstances a-t-elle été dressée.
Ce texte suffit-il pour enfermer la pensée de notre auteur dans un processus facilement clôturé par cette «lumière jetée par Dieu dans le cœur». Deus ex-machina ? Chiquenaude ? Artifice d'un routier de la philosophie ? Expérience mystique d'une valeur incomparable ? Mais n'est-ce pas, ce faisant, donner la primauté à ce texte et occulter les moments de critique renouvelée qui l'ont précédée et suivie. Et surtout pourquoi n'y voir, comme font beaucoup, que la dimension affaiblie d'une pensée «prévenue» par la critique impitoyable faite des philosophes ? Et d'ailleurs, les «Maqasid» et le «Tahafut» ne reprennent-ils pas d'une main ce qu'ils ont accordé de l'autre, selon l'ordre chronologique dans lesquel on les place, ou on les lit. N'est-ce pas réduire une pensée pluraliste par définition et selon ses motivations elles-mêmes, par rigueur ou par humilité qui admet le «bâtin», tout autant que les «dhâhir».
A vrai dire, Ghazali est lui-même à l'origine de tous les malentendus qui ont entouré son message. Car, enfin, il a certes voulu ruiner les philosophes mais, ce faisant, ne cherche-t-il pas à sauver la philosophie, une certaine philosophie, la sienne du moins! Car il demeure volens nolens un grand philosophe. Critiquer la philosophie est non seulement nécessaire et légitime, mais c'est encore faire de la philosophie. En fait, ce qu'il a «détruit» à juste titre ce sont des sophismes et une certaine impudence ou imprudence métaphysique. En tout état de cause, accréditer l'idée inadmissible que «la philosophie voilà l'ennemie» ne saurait être accepté. C'est pourtant ce que maints traditionalistes ont retenu, soucieux qu'ils l'étaient — et ils le sont toujours — de placer la connaissance par le shar' au plus sommet de l'édifice du savoir.
Comment ne pas identifier en Ghazali un redoutable logicien. L'influence de Juayni se retrouve presque partout dans son œuvre. «Al Mustasfâ» demeure un modèle de synthèse des usûls. N'oublions pas qu'Averroès lui-même en a fait un abrégé. Il y distingue le «qiâs char'y» du «qiâs mantiqî» ou «‘aqlî». Et s'il y privilégie le scripturaire sur le rationnel, celui-ci n'en demeure pas moins actif, positif, fécond et jamais verrouillé. Et d'ailleurs l'un s'appuie sur l'autre et le prolonge. Bien sûr, l'interdit, théologique, demeure, ici comme chez tant d'autres, le fondement de la culture musulmane mais la fonction du discernement n'en revient pas moins en dernière analyse à la seule raison. L'«iqtissad», par exemple, n'appelle-t-il pas à réduire la place de la croyance au profit du kalâm? Le «kasd», l'acquisition, qui constitue l'œuvre humaine, n'est-il pas la prise en charge quasi autonome de l'action par son auteur. Même l'«Ihy'a», qu'il ne faut jamais approcher en lecteur pressé, présente autant qu'ailleurs textes de Ghazali et peut- être plus, beaucoup de paradigmes envisagés sur l'angle de l'ash'arisme avant d'être examinés à l'aune du soufisme.
«Al Mustasfâ» demeure un des plus pertinents traités de logique. Il commence par un exposé de la logique — qui ne pouvait être alors qu'aristolicienne — en maniant les deux clés du raisonnement‑: la définition et le syllogisme. La connaissance rationnelle est l'objet de tout le «quistâs» qui, tout comme le «mizàn al amal», donne à la logique tout son dû en dégageant six types de raisonnements : trois syllogismes catégoriques et trois hypothétiques.
A vrai dire, Ghazali a voulu conserver la logique aristotélicienne, tout en reniant sa métaphysique, alors qu'Averroès voudra sauver l'une et l'autre. Passionnément, Ghazali a exploré les multiples applications de la logique grecque, car pour parvenir au vrai, on ne peut se payer le luxe de se priver d'aucune voie de recours, d'aucun instrument intellectuel. Par calcul autant que par conviction. Il nous demande d'être attentifs à la logique comme outil incomparable d'analyse, tout autant qu'à l'intuition illuminante pour se frayer son chemin dans la vie. Car l'homme était créé avec une capacité de trouver sa propre perfection quand il trouve la condition de son propre développement. L'autonomie de la raison, fièrement proclamée bien avant Kant, ne diminue en rien les mérites de l'intuition. Et comme chez celui-ci, la conclusion vient d'elle-même : le mystère de l'inconnaissable par la seule raison peut être percé par les voies de l'intuition. Ghazali s'inscrit ainsi en génial précurseur, dans la grande lignée de Kant à Bergson. Et après tout, Descartes lui-même n'est-il pas aussi l'auteur du Traité des passions et de ces magnifiques Lettres à la Reine Elisabeth? Un de nos maîtres ironisait en Sorbonne, sur Kant qui, après avoir écrit la Critique de la raison pure pour les savants et les philosophes a écrit la Critique de la raison pratique pour son valet de chambre. A vrai dire, Ghazali nous apprend à prendre nos distances à l'égard de toute pensée réductrice et à nous méfier de tous ceux qui, lecteurs pressés ou peu informés, veulent verrouiller l'esprit par le haut ou par le bas quand ce n'est pas par les deux à la fois! Sa pensée est foncièrement dialectique, mais sa dialectique n'est ni platoniciene, ni kantienne, ni hégélienne. Elle est ghazalienne tout simplement : elle tient à parcourir tous les cheminements qui fondent la vie. D'où cette large palette de la connaissance qu'il nous propose, logique et rationnelle, mais aussi intuitive et mystique et il nous recommande de ne rien laisser perdre de l'existence ni la science et ni la mystique, ni l'action et ni la poésie.
Deux notions-clés servent à Ghazali dans son analyse de la pratique religieuse cultuelle, vue sous l'angle de la conduite du croyant dans la cité‑: «asrâr» et «âdâb» qu'il emploie sur la forme plurielle pour mieux en faire ressentir le caractère ouvert, intérieur et moral. Adâb caractérise la conduite éthique de l'honnête homme dans ses rapports avec l'autre : commerce, dans les deux sens du mot, travail, lutte personnelle ou djihâd armé,... C'est un mélange de politesse, de bons usages, d'élégance. C'est l'art d'être musulman qui ne saurait être fait de crainte et de tremblement et être encore moins enfermé dans la forme obscure et étroite du juridisme du fiqh. «Asrâr» désigne la vérité cachée de la culture qui ne saurait être réduite à l'application de règles étroites extérieures. Elle pointe l'autonomie même de l'action humaine. C'est le mystère de la foi saisie dans toutes les étapes du culte au niveau de la purification rituelle, de la prière, du jeûne, du pèlerinage, du vêtement ou de la simple façon de marcher. C'est la pudeur au quotidien. Le «sirr» ou charme secret du rituel nous fait pénétrer dans les profondeurs de la foi, car il a un sens et c'est ce sens qu'il faut saisir, pénétrer, perpétuer, en «réaliser» l'esprit pour se rendre digne de Dieu. Le sens du religieux réside ainsi dans le rapport entre l'âme et le corps entre le croyant et Dieu. Ghazali ne le sait que trop, son expérience personnelle le prouve, que le corps est le répondant et l'instrument de l'âme et que l'âme a besoin, tout autant, d'un corps pour se mondaniser et s'extentialiser.
Faut-il rappeler que l'un des premiers ouvrages de Raymond Lulle écrit en arabe avant d'être traduit par lui-même en latin et réécrit en catalan —c'est dire son importance aux yeux de l'auteur— vers 1271 a été le Traité de logique «lôgica de Ghatzel». Selon les spécialistes, il reprend largement les Maqasid al falasifa et de grands fragments de mizân al amal. l'Ars magna de Raymond Lulle dit Raymondus Arabicus veut fonder une logique universelle à partir de Ghazali, ce qui implique qu'une combinatoire universelle est possible. Ce projet qui hante tant la pensée occidentale de Lulle à Leibniz au structuralisme moderne prendrait ainsi son départ chez Ghazali qui représenterait ainsi, sinon un sommet de la logique, du moins un tournant décisif dans son évolution universelle.
Une philosophie du sujet est-elle pensable en Islam? Elle m'a toujours paru impossible, car il ne saurait y avoir de place, au sommet de la hiérarchie des existants et encore plus de l'être, pour deux : Dieu et l'homme. Le sujet, transcendant a priori, de l'ontologie en Islam ne saurait être que Dieu. L'homme est. Il existe et il agit, certes, mais ne peut produire que du sens. Et c'est bien pour cela que nous voyons Ghazali plonger dans le fond de l'existant musulman avec pour ambition ultime d'en dégager le sens. «L'Ih'ya» est une magnifique plongée dans le sens de la pratique de la foi, de conduite musulmanes. La pensée de Ghazali, au niveau de «l'Ih'ya», du moins, mais aussi du «Munqidh» et de la «Michkaât» est une pensée éprise de profondeur. Bien avant Freud, Niezsche ou Marx, Ghazali nous appelle à aller par-delà l'apparence vers l'occulté, à prendre possession du «bâtin», à l'expliciter avant de le dévoiler. Ce qu'il reproche non sans véhémence aux fokaha de son temps autant qu'aux libres penseurs, c'est de s'en tenir à l'apparence de chose si trompeuse et si fallacieuse. Les juristes ont verrouillé la foi, la confinant dans d'absurdes stéréotypes définis formellement.
Le jaillissement de la foi ne saurait se réaliser que dans la profondeur de son vécu foi conçu comme adhésion de l'esprit,mieux encore du cœur non des lèvres. La gestuelle à laquelle les foqaha réduisent si facilement la foi n'est que superficielle et donc extériorisante et aliénante. C'est toute la magistrale fresque culturelle et existentielle de l'Ih'ya qu'il faudrait citer ici. Deux notions comme déjà souligné en ponctuant toutes les pages : asrâr et adâb. Cette terminologie souvent passée inaperçue veut saisir et illustrer l'unité de l'existant, le sens et la visée de la conduite humaine qui ne se déroule pleinement que si des normes la fondent et la rendent frémissante.
Peu importe finalement que celles-ci, posées par Dieu, soit extérieures au croyant. Il appartient justement à la foi de se l'approprier et de se l'incorporer. Cette extériorité sur laquelle se sont lourdement appesantis les foqaha et à laquelle rechignent les libres penseurs, c'est cette extériorité qu'il faut réduire en se la réappropriant, par une attitude volontariste qui donne sa vigueur à la foi à laquelle d'ailleurs elle est coextensive, car si elle est création mondaine, elle ne saurait être que conforme à l'essence-même de l'être. C'est cette coïncidence entre la visée et le visant que Bergson appellera intuition, qui est le propre du croyant. C'est elle qui définit l'amour humain mondain autant que transmondain, auquel Ghazali consacre des pages parmi les plus belles de l'héritage universel. Comment ne pas voir dans «l'Ih'ya» un des plus grands Traités de psychologie sociale musulmane et de pédagogie religieuse qui ait jamais été conçu. Analyse en profondeur, visée herméneutique, jouissance mystique de cette adhésion de l'homme à ce qui le fait plus qu'homme et le plonge dans le «sirr» de l'existence, voilà ce qu'a donné à cette grande œuvre une portée jamais reniée.
Faire revivre les sciences de la religion, quel vaste programme exécuté avec maîtrise et plein de bonheur! Car cette pensée n'est pas celle du juste milieu comme chez Aristote et les falasifa arabes qui lui ont emboîté le pas, et que Ghazali fustige en des termes inadmissibles, redisons-le encore une bonne fois pour toutes. La pensée de Ghazali n'est pas une pensée modérée, médiane, médiocre à la limite mais une pensée de la médiation universelle. Cette recherche consensuelle, mieux encore de la consensualité, a fait le bonheur de nombreuses générations de musulmans qui se sont reconnues en elle. Ce résultat est obtenu non pas à coups de compromis comme en ont raffolé les juristes et les foqaha mais dans l'ouverture, l'élargissement de l'horizon, la multiplication des perspectives et surtout en s'interdisant tout réductionnisme de mauvais aloi. Voilà qui rend cette pensée palpitante, frémissante, exaltante. Il n'y a pas de système Ghazali mais une méthode non pas linéaire mais existentielle, «tariqa» et «minhâj», pour appréhender le sens, le «sirr» de la création et se mettre en réciprocité de perspective avec Dieu. Ce qui définit la forme la plus authentique du bonheur.
Je me suis souvent demandé pourquoi cette pensée fascine tant et inquiète à ce point nos contemporains. Je n'en vois que trop les raisons. Notre époque vit dans un climat aussi dramatique que celle où a vécu Ghazali : mêmes périls et mêmes dangers. Ghazali a vécu les croisades. Même s'il n'en parle pas, car le brûlant de l'histoire ne l'intéresse pas toujours, il a certainement vécu avec douleur cette irruption si violente de la chrétienté en terre d'Islam. Le 18 juillet 1099, douze ans donc avant sa mort, les croisés entrent à Jérusalem, cette ville où il a tant prié et médité. En 1104, ils prennent Acre et Byblos. Il ne lui reste plus qu'une petite année à vivre quand Beaudoin a été sacré «Roi de Jérusalem» en 1110. Cette irruption bruyante de l'Occident, ce péril franc est-il tellement différent de l'irruption sioniste et des manigances occidentales actuelles en terre musulmane. La Palestine qui suscite tant, le pétrole aidant, les convoitises juives et occidentales, faisait déjà l'objet de plans militaires occidentaux. L'angoisse de Ghazali que l'on devine est-elle fondamentalement différente de ce que nous vivons douloureusement comme menace traumatisante de notre conscience collective?
A ces périls de dehors s'ajoutent ceux du dedans. Ce n'est pas notre époque qui a inventé «le terrorisme islamique». Ghazali l'a vécu et aux premières loges. En octobre 1092, Nizâm al Mulk, son protecteur et son ami, tombe sous les dagues des «assassins». De 1105 à 1113, la Syrie vit quotidiennement la recrudescence de l'activité terroriste des sectes ismaéliennes extrémistes et Ghazali réagit avec la seule arme à sa disposition : l'écriture, en rédigeant le traité «Al mustadhharî» où il démythifie les sectes extrémistes ismaéliennes.
Certains de nos contemporains aiment se réfugier dans la violence ou dans les pratiques magico-religieuses. Pour les contrer, d'autres se réfugient dans l'agnosticisme ou dans la libre pensée. Les contemporains de Ghazali n'ont pas fait autre chose. Ghazali dans tant d'ouvrages a essayé de leur faire «revivre l'essence de l'Islam» qui est étranger tout autant à la sorcellerie qu'au doute corrosif. Ce n'est que dans l'authenticité que le Musulman peut retrouver la sérénité, la «toum'nîna», qui gît au cœur même de la foi. Les tensions, les doutes, les contraintes sociales, les pesanteurs de l'histoire vécues sont finalement celles de tout musulman. Honnête, Ghazali n'a pas cherché de «faux faux fuyants». Courageux, il a affronté les urgences de son temps à bras le corps. Il ne s'est pas réfugié dans la contemplation des étoiles ou dans la pure méditation. Positif, il a exposé et analysé en toute lucidité les questions de son temps, qui sont également les nôtres. Lucide, il les a analysées comme il les a vécues. Nous vivons aujourd'hui les mêmes angoisses et partageons avec lui les mêmes espérances. Son message n'est pas de trop pour nous aider à affronter notre destin.


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