La Presse — Que la révolution tunisienne soit la mère des révolutions arabes, personne ne le conteste. L'initiative est venue de chez nous : l'étincelle de Sidi Bouzid, la contestation dans les rues qui gagne rapidement l'ensemble des grandes villes du pays grâce à une jeunesse hardie et intrépide, la mobilisation des élites aux côtés du peuple, une action aussi opiniâtre que ciblée pour ébranler l'ancien pouvoir sur son socle, la complicité passive – mais pas tant que ça – de l'armée qui se dérobe habilement à son obligation de soutien à l'ancien président et qui prend finalement fait et cause pour la rue... Tout cela a eu lieu et, quoi qu'en disent les amateurs de théories du complot, un coup de génie a été opéré. S'il y a eu «complot», c'est d'abord la main de Dieu qui l'a orchestré : or Dieu n'agit qu'en jouant avec la liberté des hommes, et non contre elle ou sans elle ! Sa «manipulation» est libertogène, non liberticide. Elle n'ôte pas aux humains le crédit ou le mérite de l'initiative: elle la consacre. Une bénédiction largement méritée Ce qui est également incontestable, c'est que cette révolution tunisienne fait l'affaire de certains à l'échelle internationale. En soi, ce n'est pas forcément pour nous déplaire. On peut au contraire y reconnaître des facteurs de soutien solides et durables. De quoi s'agit-il ? Il s'agit de ceci que, jusqu'à il y a quelques années, l'Occident voyait dans les dictatures des pays arabes et musulmans un rempart contre les intégrismes et les menaces qu'il faisait peser sur ses intérêts. Il se rendait bien compte cependant que le «rendement» de ces dictatures en termes de protection allait s'affaiblissant, du fait en particulier que l'évolution des technologies de la communication conférait aux jeunes générations le profil d'une population foncièrement rebelle. D'autre part, cette évolution technologique rendait également de plus en plus grand le risque d'actions terroristes de grande ampleur par des groupes d'individus non identifiés, à peine organisés. L'idée étant que la rapidité de l'accès à l'information sensible, le haut niveau scientifique de certains jeunes et, à l'inverse, leur faible degré de matûrité citoyenne en raison de leur marginalisation politique, cela faisait que le danger pouvait surgir d'eux à tout instant. Et que, par conséquent, ces régimes politiques censés garantir une protection contre la violence terroriste, en devenaient au contraire des terreaux propices et des bouillons de culture sans rien y pouvoir. Il fallait changer de paradigme ! Pousser les dictatures vers la sortie, libérer la jeunesse et l'installer dans un système de prise de responsabilité sur le plan politique. Il fallait également faire en sorte que l'Islam, qui s'affirmait dans sa dimension politique comme un courant contestataire et anti-moderniste, à tendance intégriste et susceptible de recueillir ainsi en son sein, voire d'attiser la violence politique à travers ses revendications, soit lui aussi partie prenante dans l'exercice du pouvoir et que son idéologie se convertisse de la sorte en projets concrets et positifs au bénéfice de communautés nationales à la composition complexe. Opération de désamorçage! La bénédiction à laquelle a droit notre révolution de la part des grandes puissances n'a donc rien de purement gratuit. Elle est justifiée dans le cadre d'un vaste plan stratégique qui vise à préserver la planète contre le risque d'une violence terroriste déstabilisante qui serait le produit conjugué d'une double marginalisation : celle d'une génération — la jeunesse — et celle d'une religion – l'Islam. Notre révolution recueille cette bénédiction parce qu'elle semble arriver à point nommé pour servir de façon tout à fait décisive cette stratégie qui, bien qu'elle ne soit pas fondamentalement contraire à nos intérêts, loin s'en faut, est malgré tout une stratégie qui a ses propres initiateurs et ses propres visées géo-économiques. Ce n'est pas seulement dans ses premiers moments que la révolution tunisienne intéresse les grandes puissances, c'est aussi dans ses développements ultérieurs, c'est-à-dire, précisément, dans sa capacité à servir de modèle de référence pour l'ensemble du monde arabe et au-delà, en tant que mode d'organisation politique viable et stable qui favorise l'implication de ces deux acteurs autrefois marginalisés: les jeunes et l'Islam. Il est bon que nous soyons conscients du vif intérêt que provoque notre révolution auprés des grands acteurs de l'histoire de notre époque. Et cela non pas pour nous arc-bouter sur son destin et la protéger comme une jeune fille convoitée, mais plutôt pour bien apprécier la façon dont nous pouvons profiter de cet intérêt sans perdre l'initiative de l'action. Or l'initiative de l'action n'est pas limitée dans son horizon par nos frontières nationales. Nous devons assumer la dimension inaugurale et pionnière de notre révolution, nous devons nous soucier non seulement de sa gestion sur notre sol mais aussi de la tournure de ses retombées en dehors de notre territoire. Le gouvernement provisoire, en tant qu'instance officielle, peut bien se tenir à l'obligation de réserve et de non ingérence dans les affaires d'autrui. Mais le peuple tunisien, l'artisan de la première impulsion révolutionnaire dans le monde arabe, ne peut pas, lui, se désintéresser de la façon dont le mouvement enclenché par lui se développe ailleurs. Et il n'appartient pas aux grandes puissances de s'emparer seules de cet aspect de notre révolution. La révolution libyenne est notre révolution Nous nous sommes réjouis il y a quelques mois maintenant de la façon dont les Egyptiens ont marché sur nos pas et se sont donnés la liberté. Nous avons souffert ensuite lorsque nous avons vu que nos frères en Libye ne parvenaient pas à trouver une issue favorable à leur propre révolution. Face aux moyens mis en oeuvre par le régime du colonel Gueddefi pour briser l'insurrection, nous avons appelé de nos voeux une intervention internationale mais aussi partagé une grave inquiétude à l'idée que cette intervention finisse par déposséder le peuple libyen de l'initiative de son action. Le temps passant, la lassitude devant le spectacle de la souffrance et de la mort faisant son effet aussi, nous nous sommes comme désengagés de cette cause, qui demeure pourtant la nôtre, et nous nous sommes préoccupés, plus frileusement, de ce qui se passait uniquement à nos frontières... Il y a là une forme de désertion que nous ne devrions pas accepter. Cette révolution reste la nôtre, à la fois dans le projet qu'elle exprime et dont nous continuons à porter l'écho en nous-mêmes, et dans ses développements régionaux. Quelles que soient les visées que peuvent avoir les puissances internationales à son sujet, cela ne nous autorise pas à leur céder la priorité dans la façon d'accompagner le mouvement. La révolution libyenne est notre révolution. Tous ceux qui se réclament de la révolution tunisienne comme forces politiques doivent, loin des calculs électoralistes, pouvoir clamer cette vérité et engager le peuple tunisien, non pas à s'approprier quelque chose qui ne lui appartiendrait pas, mais plutôt à ne pas se laisser dessaisir de quelque chose qui lui revient en propre. C'est à ces forces politiques que reviennent le devoir et la mission de nous aider à nous réapproprier, dans toute sa dimension globale, l'initiative révolutionnaire... A eux de concevoir des actions de solidarité et d'amitié, à eux de nous préparer à accueillir le dénouement de la façon qui convient, si nécessaire dans un esprit de collaboration avec les acteurs de la vie politique et de la société civile en Egypte. A eux de nous étonner par des propositions audacieuses sur ce terrain car, jusqu'à présent, c'est surtout la foire à la répétition des mêmes slogans sur le thème du juste milieu et de l'équilibre entre le social et l'économique... Sinon, c'est l'âme de la révolution qui nous quittera et nous ne serons que de simples gestionnaires d'une nouvelle donne économique et sociale.