Par Tahar GALLALI (professeur d'université) Le rêve est en passe de devenir réalité. Le peuple tunisien vient de se soulever pour sa liberté et pour sa dignité. Il est maintenant maître de son sort. Au rendez-vous de l'héroïsme, l'invraisemblable était simple. Les Tunisiens, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, salariés, chômeurs avec ou sans diplômes, ne s'étonnent plus les uns des autres. Hier encore ils lorgnaient pour une hypothétique alternance, vers le Mali, le Sénégal, le Portugal des oeillets ou le Brésil de Lula, et les voilà aujourd'hui, devenus le point de mire du monde entier. Quel tournant ! Quel bond en avant ! Pour une fois, parler de «miracle tunisien» n'aura pas été trop usurpé. Mais parce que cette révolution — et c'en est une, n'en déplaise à tous les rais et roitelets du monde — remet tant de puissants intérêts en cause, elle encourt le risque d'être dévoyée. Au delà des biens mal acquis locaux,les grandes puissances n'aiment pas les bouleversements qui leur échappent et la révolution tunisienne n'échappe pas à la règle ,bien au contraire. La menace devient d'autant plus grande lorsqu'on réalise que les dirigeants des pays limitrophes, encaissant déjà très mal ce que nous étions,ne peuvent au risque de remettre leur propre existence en cause s'accommoder d'une Tunisie qui vient de démontrer avec éclat qu'aucune dictature même soutenue par les plus grandes puissances politiques et financières n'est éternelle. Un gros verrou politique vient de sauter. Cela leur donne des sueurs bien froides mais en même temps, cela fait de nous une cible sur laquelle ils n'hésiteraient pas à tirer ! Face à ce risque qui ne peut être balayé du revers de la main, l'urgence nous impose de consolider cette révolution .Elle a besoin de détermination, d'unité et de lucidité. De détermination. Nous en avons besoin pour parer au risque d'essoufflement et atténuer l'angoisse de bureaucratiser l'avenir. Nous devrons alors avoir constamment présent à l'esprit comment cette révolution est née : ni leader charismatique, ni assise idéologique ni élite bourgeoise pour l'éclairer. Elle est partie d'une indignation, d'un ras-le bol, d'un excès de désespoir, sans chef tout au plus une icône, son premier martyr Mohamed Bouazizi, sans mot d'ordre .Limitée au départ au pays du cactus, de Thala à Sidi Bouzid, l'onde de choc, amplifiée par des aspirations plus profondes, est venue se briser sur la façade du ministère de l'Intérieur, le symbole même de la bêtise politique et de la brutalité policière du régime déchu. C'est une révolution citoyenne et c'est une première dans l'histoire des révolutions. Elle a pris du cactus sa résistance aux années de sécheresse et du Jasmin, sa fraîcheur et son parfum, mais elle n'est ni l'un ni l'autre parce que les deux sont des arbustes sans tronc alors que nous la voulons autoportée, dressée sur un socle, résistante à tous les vents. C'est une révolution qui a puisé ses slogans non pas dans les mots écrits par des intellectuels engagés mais dans le parler vrai, de proximité, de la rue et de nos quartiers. Si, en ces temps de tous les espoirs mais aussi où le risque du chaos inhérent à toute révolution n'est jamais trop loin, cette même rue continue à véhiculer une forte charge de contestation et d'indignation, c'est que sa détermination est intacte .Elle ne veut pas que sa révolution lui soit volée, ni confisquée .Elle vient de découvrir sa force, sa puissance et l'énergie qu'elle peut libérer. Au pouvoir exécutif –et quelle que soit la forme qu'il peut prendre en ces moments difficiles- de ne pas s'enfermer sur lui-même. Sa première tâche est de lui envoyer des signaux forts pour lui exprimer sa détermination à l'écouter. Ce serait une erreur fatale que, sous prétexte d'éviter «l'anarchie», il cherche à la museler tant elle est résolue à être libre. Pour l'unité, qui n'est - faudrait-il le rappeler-en rien antinomique avec la pluralité d'opinions, le garant après l'armée — il ne faudrait pas se tromper d'adresse —, c'est l'Ugtt. C'est un pilier qui n'a jamais cédé malgré les tentatives répétées de sa domestication. L'histoire témoigne pour elle. A chaque grande crise que la Tunisie a connue, la Centrale syndicale a su répondre "présent". Elle sait résorber ses contradictions, panser ses plaies, faire front et se retrouver. Que certains de son bureau exécutif aient manqué de clairvoyance pour anticiper sur les événements, soit ! Laissons à leurs bases le soin de les sanctionner mais n'ignorons pas le rôle déterminant joué par les unions locales et régionales dans cette révolution. En ces temps difficiles, l'Ugtt est la seule structure civile qui soit réellement capable d'assurer la paix sociale. Elle est incontournable. Que l'exécutif ne s'empresse pas de la court-circuiter et que sa direction s'empresse de se reprendre en main pour remplir sa mission, historique. De lucidité, nous en avons besoin aussi, pour que la rupture avec les pratiques du passé soit totale. D'abord la séparation des pouvoirs. Alors même que l'incertitude politique persiste, l'urgent est que la justice montre la voie par son indépendance. Que les juges élisent leurs représentants car ils n'ont pas tous été gangrenés par la corruption, tant s'en faut ! Une justice «juste» rendue effectivement au nom du peuple devient l'autre garant de la paix sociale. Ensuite, la seule constante dans l'histoire des révolutions est le rôle déterminant joué par l'armée. Elle peut écraser les soulèvements comme elle peut les susciter pour se les approprier et perdurer. A l'honneur du peuple tunisien, son armée — parce que réellement une armée du peuple — s'est rangée de son côté. L'image que nous ne n'oublierons jamais est cet officier supérieur saluant un martyr lors d'une marche funèbre à Bizerte le jeudi 13 janvier 2011 bien avant la fuite de celui qui était jusqu'alors le chef suprême des forces armées. Autre vertu et non des moindres : contrairement aux autres pays arabes, de l'Egypte à l'Algérie, l'armée tunisienne a su garder son indépendance pour ne pas s'insérer dans le système politique. C'est une exception qui fait notre fierté en même temps qu'elle assure notre immunité. Il faudrait qu'elle soit patiente, notre armée, parce que ce sont les civils qui doivent découvrir la liberté.