Par Abdelbaki DALY* Il est une réalité commune à la quasi-totalité des Etats africains, libérés du colonialisme, dans les années soixante, et des pays arabes, indépendants à la même époque ou relativement avant cette date, qu'il s'agisse des pays libérés de la colonisation britannique ou émancipés de l'occupation ottomane ou des mandats français, britannique ou italien. Cette communauté de destins réside dans le caractère autocratique de leurs systèmes politiques, plus proches du type dictatorial, totalitaire que du genre monarchiste absolu ou constitutionnel. Le paradoxe est ici double. Alors qu'on s'est libéré du colonisateur, on était en droit, dans les scenarii catastrophes les plus pessimistes, d'aspirer à une quelconque autonomie et de l'individu et de la communauté. Pis encore, on a basculé dans des régimes durs et oppresseurs, même sous la couverture perfide de République. Alternance ? Connais pas ! Ensuite, le second paradoxe est que la règle d'une alternance présumée n'a nullement joué durant des décennies. La malédiction a accompagné le sort malheureux de populations qui n'ont rompu avec l'autoritarisme du colonisateur que pour retrouver une autre forme plus sournoise de pouvoir dit national, perverti par les ambitions démesurées d'élites juste sorties des bancs des universités de l'occupant d'hier, qui ont longtemps défendu le leitmotiv des exigences de la construction de l'Etat, dont la mobilisation des ressources et la nécessaire discipline. Ce leitmotiv suffisait à lui seul à accréditer les dirigeants de la bonne foi de leur combat pour le développement, ce qui avait pour corollaire naturel de museler, plus ou moins longtemps, les libertés et les droits, notamment politiques. Et ce qui s'avèrera, plus tard, être un lourd tribut à payer pour assurer un développement désenchanté et fragile. Comparée au caractère peu démocratique de la conduite des affaires, c'est l'absence de palier de liberté qui s'avère catastrophique. Ce qui explique, ultérieurement, le mécontentement populaire généralisé, qui eut l'effet de cocotte-minute défectueuse, le courroux des masses faisant sauter au visage des mandataires spoliateurs le couvercle protecteur, causant, ainsi, d'énormes dégâts et des blessures restées béantes. Si on voulait établir un bilan de nos dirigeants arabes de la génération après-guerre, c'est-à-dire celui de la majorité de ceux qui ont, ou contribué à libérer leurs pays, ou succédé à ceux-là de manière violente ou pacifique, ce bilan de règne serait aussi négatif que leur attachement viscéral au pouvoir. Le dénominateur commun à nos vénérables et bien-aimés autocrates dirigeants est qu'ils ont laissé, à leur disparition subite ou programmée, leurs pays sinistrés sur le plan politique, essentiellement, en termes de respect des droits et des institutions, mais, également, dans une moindre mesure, sur les plans économique et social, ou sur tous les plans confondus. Nous comprenons, et nous admettons, dans une logique monarchiste, que des têtes couronnées perdurent aux commandes du pouvoir. Telle est leur destinée, et elles ne peuvent s'en plaindre au risque d'être accusées de populisme déplacé dans une monarchie. Mais que des présidents de Républiques, qui sont dûment mandatés pour occuper la magistrature suprême à la suite de premières et initiales élections au lendemain de l'Indépendance, que ces présidents s'y cramponnent durant des décennies, sous prétexte qu'il n'y a pas mieux, ou par le simple adage «j'y suis, j'y reste», cela va à l'encontre de tout principe démocratique élémentaire. Nos présidents monarques s'agrippent au pouvoir comme à une bouée de sauvetage avec la force du désespoir d'un candidat au naufrage. Ils ne s'embarrassent, d'aucune manière, pour dénier outrageusement, à la face de leurs mandants, la règle fondamentale en matière d'exercice du pouvoir qui est l'alternance. Ce principe fondateur de la démocratie leur est étranger parce qu'il dénature le pouvoir et affaiblit l'autorité du fait de la rotation réglementée. Pour le bien de leurs mandants, nos dirigeants arabes se targuent de pouvoir continuer à assumer leur charge, en se sacrifiant pour leurs peuples. En fait, ils sont avides de puissance que procure la fonction avec le lot de privilèges souvent exorbitants. J'y suis, j'y reste Ils sont rattachés à leur trône à perpétuelle demeure, comme on dit en matière de meubles rattachés aux biens immobiliers. Nos présidents-rois se comportent en «possesseurs», comme l'étaient les Beys de Tunis, possesseurs de leur Ilayat (beylicat). Même dans le cas de l'établissement de la loi fondamentale, ils finissent par la rendre surannée et dépassée du fait de sa violation répétée à cause des suspensions provisoires de telle ou telle disposition, pour des convenances politiciennes entraînant des aménagements circonstanciels démagogiques. Ces dirigeants, sous divers cieux et à diverses époques, rivalisent d'ingéniosité pour perpétuer leur pouvoir absolu, en faisant bénéficier leurs descendants-successeurs de plus d'absolutisme que de pouvoir institutionnel. Le politiquement correct, en matière d'autorité, est de l'exercer sans en abuser, au risque de virer en autoritarisme. Ils reprennent à leur compte la condescendante métaphore du Roi Soleil Louis XIV‑: «l'Etat c'est moi» Nos chefs s'avèrent incapables de s'adapter aux circonstances de leur époque. Ils sont dans l'incapacité de faire muter la citation du monarque français en une formule plus circonstanciée, plus moderne et plus adéquate, épousant son temps. Formule du genre : «l'Etat c'est nous (Moi + Vous citoyens)»! Perpétuant leur autocratie doublée souvent d'oligarchie familiale, régionale ou de couche sociale, et s'érigeant franchement en monarque élu (hérétique !). Ils manquent de sérénité et de juste vision pour ne pas épargner à leurs citoyens le fardeau d'un financement inutile d'élections périodiques et en trompe-l'œil. Confortés dans leur absolutisme, nos dirigeants ne prennent pas conscience de leurs excès. Leurs forfaitures ne se comptent plus et leurs dérives à répétition, conséquences inévitables et combinées de la concentration des pouvoirs et de l'absence d'un contre-pouvoir naturel ou institutionnalisé, sont la principale caractéristique d'un mandat à vie, devenu le diktat, le bon vouloir du prince, uniquement habité par la volonté de régner, dans une logique purement machiavélique, héritée d'une pensée unique et absolue quelque peu dépassée. S'ajoute à cette soif de l'autorité, qui n'a point de mal à se transmettre aussi aisément qu'un précieux héritage, la longévité de nos dirigeants arabes. J'entends longévité du mandat qui se meut en règne monarchique, sans détour ni fard. Une longévité désastreuse et malfaisante et, de surcroît, contre nature, capable d'annihiler la règle de l'alternance. L'orthodoxie et les canons du droit constitutionnel, d'inspiration libérale et démocratique, s'opposent à cette manipulation du mandat électif en droit divin transmissible ou simplement qui se prolonge, indéfiniment dans le temps, confisquant ainsi l'exercice de la souveraineté populaire par son dépositaire naturel. Cette longévité politique se trouve, le plus souvent, aggravée par la longévité biologique due à l'avancement dans l'âge. L'âge agit, ici, comme un accélérateur dans la détérioration des aptitudes mentales, des capacités intellectuelles et des qualités morales que requiert la charge de la magistrature suprême. Pouvoir machiavélique Les dirigeants arabes dont la majorité sont, régulièrement et indéfiniment, réélus suite à des scenarii répétitifs de simulacres d'élections, commencent à tomber comme des quilles. Les soulèvements populaires respectifs ont, opportunément, donné à leurs régimes un bon coup de pied dans la fourmilière. On constate facilement que leurs systèmes sont semblables, ils procèdent de la même démarche chronologique. Ils commencent par se présenter comme parfaitement saints et démocratiques, pour se fourvoyer rapidement dans le totalitarisme impudique. Le pouvoir est alors, volontairement mais sournoisement, aliéné et réduit en une oligarchie bipolaire. Bipolarité qui associe souvent la famille du Prince à la famille élargie de la Princess (rappelons-nous Princess Holding, de triste notoriété, pour ce qui est du cas de Sakher Materi). Ce qui caractérise ces oligarchies, c'est, essentiellement, leur appétit jamais assouvi, quand il s'agit d'accumuler indûment des richesses infinies que Crésus n'aurait jamais connues. Les dernières mutations, parfois en gestation encore, des sociétés arabes indiquent que les dirigeants arabes ont en commun plusieurs traits dans la façon de gouverner. Outre la longévité, leur voracité du pouvoir et leur peu de considération pour leurs populations et la sacralité de leur charge, ils ont en partage l'issue fatale et éhontée qui est consommée (pour les monarques tunisien et égyptien) ou escomptée (pour la suite des dynasties en place). Tous partent sans vouloir tirer leur révérence de leur propre chef. Tous voudraient pouvoir tirer un dernier baroud d'honneur ! Tous quittent le pouvoir tant convoité et si longuement conservé par la petite porte, comme un malfrat ou tel un bandit de grand chemin qui prend la fuite, chargé de magot spolié de ses propriétaires légitimes. Leur lot de consolation est de ne pas être lynchés par la foule. Ils auront loisir de sauvegarder les colossales richesses volées, abandonnant, malgré eux, les galons qui ornaient leurs épaulettes. Leur évasion s'accompagnant, tout de même, de youyous de réjouissance et de formules de vindicte et d'insultes. Vilipendés par la rue, nos «vénérables» gouvernants prennent avec ou sans complicités, solitaires parfois (imaginez le bain de sang qu'aurait entraîné le maintien de Ben Ali sur le sol national, Dieu nous en a épargné), la poudre d'escampette, sans se retourner pour un ultime adieu à cette terre si chère à tout citoyen. Ils finiront, tous, par plier bagage et déguerpir pour se blottir dans un exil doré, mais douloureux et si avilissant qu'aucune fortune, si immense soit-elle, ne peut compenser. Ils se trouvent chassés définitivement de leur patrie qu'ils ont trahie, dénoncés et conspués, par une population affectée dans sa dignité et dans sa chair. Ils auront écopé de la plus sévère des punitions, celle de ne jamais pouvoir fouler le sol national. Leur sort était scellé dès l'instant où ils ont délibérément opté pour la confiscation de la souveraineté populaire originelle, et ce, en subrogeant le peuple dans ses droits d'exercer cette souveraineté directement ou de la déléguer et de la contrôler aux échéances préétablies. Irrémédiablement expulsés, ou retranchés dans leurs caches, ils sont prisonniers de leur propre machination. Bonjour tristesse ! Mais ils porteront leur croix jusqu'à la fin de leurs jours. La messe est dite ! A.D. *(Enseignant à l'ENA)