Par Yassine Essid «Ils ont un maître, la loi, qu'ils redoutent bien plus que tes sujets ne te craignent ; du moins font-ils tout ce que ce maître leur commande…» (Hérodote) A chaque transmission télévisée d'un grand rendez-vous footballistique organisé au stade de Wembley, les reporters ne ratent pas une seule occasion de s'extasier sur la beauté et la perfection de la pelouse. Celle-ci, bien nivelée, sans bosses, purgée du moindre brin qui dépasse et parfaitement manucurée, se présente comme un véritable tapis de verdures contrastées, tondue en damiers ou en vert gaufré. Bien des pays ont déboursé des sommes colossales ou ont fait appel à des armées d'experts sans pour autant réussir à reproduire la qualité du gazon anglais. Car l'argent n'est pas tout. Pour réaliser ce moelleux du toucher et cette qualité du vert, la pelouse doit être semée densément d'herbes fines judicieusement sélectionnées, entretenue et tondue régulièrement pendant des années pour la maintenir à une faible hauteur et la rendre plus dense. Ce résultat ne s'obtient pas par la grâce de Dieu, mais repose sur des années de recherches obstinées, de persévérance opiniâtre et d'accumulation d'un savoir-faire transmis de génération en génération. Un adage affirme d'ailleurs qu'il faut dix générations de jardiniers pour faire pousser un gazon anglais digne de ce nom. Maintenant, venons au fait : il en est du gazon anglais comme de la démocratie, tout est question de temps, de culture et de traditions. Dans un contexte social et politique traversé par tant d'erreurs et de méprises sur le vrai sens et le juste usage de la démocratie, la question du temps est capitale. Car une démocratie ne s'accomplit pas parce qu'un dictateur a été chassé du pouvoir, ou parce que des insurgés ont proclamé haut et fort leur souveraineté, ou appelé à la constitution d'un pouvoir représentatif. Une fois la liberté conquise, une démocratie ne saurait se réduire à un ensemble de procédures comme la pratique du suffrage universel ou à l'attribution du droit de vote, mais doit contribuer en priorité à la constitution d'une communauté civique et la réalisation d'un vivre ensemble. Or ce soulèvement populaire n'a produit à ce jour que l'insécurité totale, le mépris de la loi, l'irresponsabilité généralisée, l'attentisme pesant du gouvernement, le délire des revendications, la surenchère dans la contestation des hiérarchies et l'impunité totale d'une expression en logorrhée émanant de l'élite d'un peuple acculé au voyeurisme, tantôt embarrassé par les propos d'un tel, tantôt réjoui par les révélations sur tel autre, mais plus que jamais désespéré du spectacle malsain au quotidien que lui offrent les acteurs d'une société censée avoir été politiquement refaite. De même que le niveau d'industrialisation ne suffit pas à caractériser le développement économique d'un pays, la tenue prochaine d'élections libres ne préjuge en rien de la maturité démocratique de la société tunisienne, de ses politiciens, de ses élites et de ses électeurs. Devant le spectacle consternant de la pagaille sociale et politique qui règne dans le pays, se pose inévitablement la question du poids déterminant de facteurs socioculturels dans la pratique démocratique et des conditions sociales de création d'institutions représentatives fortes, efficaces et responsables. Car comment expliquer, sinon par l'enracinement d'une culture politique, qu'une transition démocratique réussisse dans certains pays et pas dans d'autres ? La pratique du débat favorise les compromis et les priorités dans les actions et atténue les conflits idéologiques. Les rapports autoritaires hiérarchiques verticaux et clientélistes, propres au régime autocratique, et qui malheureusement semblent constituer l'unique horizon de notre élite politique, céderaient alors la place aux rapports horizontaux de réciprocité, de confiance et de coopération, garants d'une modernité économique et d'un meilleur rendement institutionnel grâce à la culture civique des habitants. C'est ce qui explique qu'ici, la démocratie s'implante et s'épanouit, que là elle échoue lamentablement. Pour qu'il y ait démocratie, il aurait fallu que ses principes aient imprégné la conscience politique du peuple tunisien. Que chaque individu, au sein de la famille, de l'entreprise, du parti, ait déjà reçu une éducation démocratique à travers une tradition où toutes les questions sont résolues par le débat contradictoire et la soumission à la majorité des voix. Que chaque membre de notre société, ouvriers et paysans, intellectuels et entrepreneurs, hommes et femmes, soient arrivés à la forme la plus accomplie de l'éducation démocratique militante dans les luttes pour la liberté. Or le soulèvement qui a fait tomber le régime n'avait ni comités révolutionnaires, ni leadership, ni doctrine, ni méthode. C'était le résultat d'un mécontentement général qui a trouvé sa limite dans la chute du régime sans oser aller au-delà. Ceux qui se sont précipités ensuite pour s'associer au mouvement, au nom d'une douteuse opposition au régime de Ben Ali, pour satisfaire leur appétit de puissance, sont à l'image de cette foule bigarrée qui n'a que l'émotion pour conscience politique et n'est imbue d'aucun des attributs de la démocratie. C'est ce qui engendre cette cacophonie et révèle en même temps des atavismes autocratiques d'un chef de parti en campagne ou d'un président de comité électoral illégitime, désigné par une non moins illégitime instance, imposant son «j'ai décidé» à un illusoire gouvernement. La population est soumise aujourd'hui à un processus rapide de régulation politique qui veut qu'en six mois on arrive à transformer le Tunisien en citoyen. Cela implique que ce dernier soit déjà conscient des véritables enjeux d'une campagne électorale et qu'il admette surtout que le vote n'est pas synonyme de victoire ni forcément porteur d'une amélioration de ses conditions de vie. Un peuple qui ne s'est pas formé à la démocratie et n'a pas construit sa conscience sociale dans la lutte pour la liberté ne sait pas l'apprécier, encore moins la pratiquer et la défendre. La démocratie étant absente dans la conscience du peuple, parce qu'elle n'a jamais été la condition de sa constitution comme nation, de sa libération et de son développement social, ne pourra jamais conditionner son futur développement. Il faut donc donner le temps à la démocratie pour pousser calmement et sûrement, non par un procédé mécanique, mais à travers une transformation des mentalités, l'enracinement des traditions de dialogue et d'ouverture à l'autre, l'implantation d'une éthique et d'une morale politique, la pratique d'une façon de vivre dans laquelle tout se tient, les pouvoirs autant que les mœurs et les valeurs, pour qu'un jour on puisse prétendre à une vie politique organisée. Le 14 janvier a semé les graines de la démocratie, mais la germination pourrait bien s'avérer plus longue que prévue et aucune technique n'est disponible pour accélérer le processus. Prenons le temps, une année ou deux si c'est nécessaire, mais ne transigeons pas car les mauvaises herbes sont l'ennemi numéro un de la pelouse.