Par Omar Mestiri* Le paysage médiatique tunisien a, certes, changé depuis la fuite de Ben Ali, le 14 janvier 2011. Les médias se sont ouverts à une foule d'acteurs longtemps rejetés et reflètent une diversité d'opinions notable. Ils ont surtout gagné en crédibilité en présentant aux Tunisiens une information plus objective. Cette évolution demeure, cependant, insuffisante et fragile du fait du maintien quasi intégral des structures léguées par le formidable appareil de propagande. Les journaux de caniveau pilotés par la police politique sévissent toujours, les principaux désinformateurs continuent à coloniser les rédactions… Plus que tout, l'audiovisuel est toujours accaparé par les mêmes monopoles mis en place par la volonté de l'ancien président ; les médias alternatifs qui ont combattu cet appareil et contribué à le discréditer, en payant le prix fort, demeurent rejetés hors de l'espace médiatique légal, près de cinq mois après la victoire de la révolution. Ce paradoxe n'est pas le fait du hasard. De solides résistances concourent à entraver la métamorphose de l'audiovisuel, dont l'ouverture aux médias indépendants constitue la pierre angulaire. L'attribution de licences à de nouvelles radios focalise depuis plusieurs semaines le débat public. On a salué la mise en place, il y a trois mois, de la nouvelle instance de réforme de l'information et de la communication (Inric) qui compte parmi ses membres de remarquables défenseurs de la liberté d'expression. Elle a déçu en refusant l'appui rapide, franc et précis qu'on attendait d'elle, en cette période transitoire qui configurera le futur de notre pays. Elle justifie cette inertie en mettant en avant un louable «souci d'équité», ainsi que la nécessité de mettre en place un minimum de critères pour pallier le vide juridique. Toutefois, ce souci se révèle, à l'examen, fort peu équitable. Le temps précieux qui s'écoule est mis à profit par ceux qui ont bénéficié des privilèges accordés par Ben Ali pour accaparer audiences et ressources, d'autant qu'ils ne sont nullement concernés par ces fameux «critères» laborieusement établis par l'Inric. De même, la prétention de l'instance à ravaler au rang de «nouvelles demandes» ces médias qui s'évertuent depuis des années, et au prix de lourds sacrifices, à braver les interdits de l'ancien régime, constitue un coupable déni de légitimité. Mais c'est aujourd'hui l'Office national de télédiffusion qui constitue le principal ennemi de la libération des ondes. Cet opérateur public, assurant le monopole de la diffusion de l'audiovisuel en Tunisie, n'est pas l'acteur neutre et technique qu'il devrait être. Ses représentants mettent en avant les thèses de la rareté des fréquences et de l'exiguïté de la bande FM pour justifier des autorisations parcimonieuses de nouvelles licences géographiquement limitées. Ces assertions sont contestées par de nombreux experts qui certifient que les ondes FM peuvent accepter des dizaines de nouvelles radios. La publication de l'actuel plan de fréquences de la Tunisie a été formellement demandée ; mais il semble que la «transparence» qui guide l'Inric ne puisse s'appliquer sur ce point. Il est à remarquer que l'ONT avait, avant le 14 janvier, assuré la mise en place d'une diffusion des médias privés voulus par l'ancien président, au détriment des médias publics. Ses représentants reconnaissent, aujourd'hui, que certains des privés disposent de deux fois plus de fréquences que la chaîne nationale ; d'autres ont été favorisés par l'emplacement des émetteurs. L'ONT assure gracieusement, depuis plusieurs années, la diffusion de certains privés… Tous ces éléments n'ont fait l'objet d'aucune communication officielle. C'est pourquoi un audit doit être effectué sous l'égide du secrétariat d'Etat en charge des télécommunications et rendu public dans les plus brefs délais. L'alibi de la rareté n'opère plus dès que l'on aborde la question de l'autorisation des TV satellitaires. On peut difficilement nier que, dans ce domaine, c'est l'autorisation des contenus éditoriaux qui pèse à certains. Cette guérilla menée contre la libération des ondes par certains lobbyistes patentés de l'ancienne Atce, préfigure en réalité le formatage à venir de l'audiovisuel national : on reconnaît du bout des lèvres la nécessité d'admettre des opérateurs indépendants, mais on le fera au compte-gouttes, à notre rythme, sans précipitation et «hors de toute pression». Surtout, on s'attachera à les priver de tout moyen de concurrencer loyalement et équitablement les privilégiés mis en selle par Ben Ali. En quelque sorte, un «pluralisme médiatique» inspiré du «pluralisme politique» qui ravalait l'opposition au rang de faire-valoir.