Par Hichem ROSTOM* Revenons au rôle de l'artiste dans la sphère postrévolutionnaire, et réaffirmer que le théâtre est moins l'espace de la réponse que celui de la question. C'est l'espace du doute, ouvert à la remise en question, car le théâtre est l'ennemi de l'affirmation. Il est celui qui dit non, à l'instar d'Antigone qui dit non à son oncle, le roi tyran, Créon ! Elle nous donne un exemple d'un personnage qui a osé se dresser contre l'autorité, contre le tabou, contre l'interdit, contre le droit absolu. Le répertoire de la tragédie antique nous enseigne la révolte et la transgression des interdits pour comprendre le monde, découvrir ses arcanes et ses faces cachées. Le forum antique avec ses joutes poétiques, la catharsis, et l'autopsie de la condition humaine a permis à la Cité athénienne l'apprentissage de la démocratie et la conquête de nouveaux espaces ou s'exprime l'épopée humaine dans toute sa complexité. La politique culturelle est à saisir dans ce sens, celui de l'apprentissage de la démocratie et de la célébration de la parole en tant qu'acte fondateur du progrès social. En Tunisie, nous avions été privés d'horizons. Aucune politique culturelle n'est venue jeter les fondations de possibles courants artistiques, n'a pourvu les jeunes de perspectives d'épanouissement et d'expression, et n'a permis l'éclosion des talents en transmettant le flambeau de la créativité de génération en génération. Sans modèles et sans repères, sans ouverture sur le monde, sans planification de la formation et de la diffusion, la création artistique, isolée et individualisée, ne se développe qu'à travers les seules volontés personnelles et des initiatives éparses et morcelées. En un mot, sans volonté politique, aucune dynamique culturelle ne peut donner naissance à des courants de pensée. C'est ce qui nous fait cruellement défaut aujourd'hui, dans cette étape primordiale de notre histoire où chacun de nous se doit d'y semer sa graine. Pendant près d'un demi-siècle, nous assistions à un dénigrement systématique de la création contemporaine, accentué par l'embrigadement de la pensée, des artistes et des intellectuels muselés, des réseaux de diffusion mis en résidence surveillée par des matons et ronds-de-cuir incultes et des responsables de structures culturelles irresponsables. Ce qui a – entre autres crimes — tué dans l'œuf des créations novatrices et audacieuses, des expressions des jeunes artistes abandonnés à eux-mêmes, sans lieux, sans moyens et sans espoir. On leur fermait au nez les portes des « maisons des jeunes » et des « maisons de la culture » censées leur ouvrir des horizons nouveaux et leur servir de tremplin à l'épanouissement et à la création. Plus de deux cent cinquante espaces culturels dans toutes les régions du pays étaient transformés en cellules du RCD où la propagande a remplacé l'action culturelle avec le détournement des deniers publics au profit des célébrations grotesques du 7 novembre et de l'élargissement du champ de la médiocratie. Nous devons aujourd'hui repenser la mission de ces espaces pour les ouvrir à la créativité des jeunes et leur permettre d'accéder aux grandes œuvres de l'esprit, au lieu de continuer à opposer les élites au peuple et à fabriquer de faux dilemmes entre art élitiste et art populaire. La vigilance des artistes et des diverses composantes de la société civile ne devra plus permettre ces confusions qui ne pourront qu'encourager les basses œuvres des adeptes du populisme. Notre révolution, la révolution de la dignité et de la liberté, mérite une révolution culturelle qui transformera les mentalités et qui générera de nouvelles générations de créateurs ouverts sur la modernité et prometteurs de nouvelles valeurs. Notre génération qui a dépassé aujourd'hui les 50 et 60 ans serait bien inspirée de mettre son énergie au service des jeunes pour les encadrer et les aider à acquérir des connaissances et maîtriser des techniques au service de leur discours et de leurs choix propres. Ils sont capables d'inventer des nouvelles formes inspirées du métissage des arts et des cultures aussi bien urbaines que celles héritées de notre mémoire collective. La culture pour tous au service de tous Nous ne pouvons plus nous contenter d'une société qui soit un ensemble d'individus, simples consommateurs de services culturels. La seule conception artistique ne suffit plus. Pour la renforcer, l'enrichir, la renouveler, l'engager sur les voies du futur, il faut la dépasser et accepter de rapprocher l'action culturelle de l'éducation, de la recherche, de l'écologie, du tourisme et du développement durable. Pour ce faire, deux conditions essentielles : une grande réforme visant la décentralisation de l'action de l'Etat et une volonté politique audacieuse qui implique toutes les couches de la société, en particulier les jeunes, dans le processus de développement économique et culturel du pays. Placer la culture au cœur d'un projet de société et au centre du débat politique devrait être la première préoccupation des partis politiques au stade actuel de l'élaboration de leurs programmes qu'ils s'apprêtent à proposer aux Tunisiens. Tous les débats concernant les choix fondamentaux de la société dans laquelle nous désirerions vivre se basent sur des questions éminemment culturelles, de la laïcité à la modernité, de la séparation entre le sacré et le profane, et même les débats sur la santé publique et l'éducation ou la recherche, sont des débats culturels. La culture n'est plus l'affaire d'un département d'Etat, d'un ministère, mais de tous les ministères, de toutes les institutions publiques et privées, de toutes les entreprises, syndicats et médias compris. Ceci est indispensable pour la réussite du processus de changement et de la réalisation des objectifs de la révolution. Il faut en finir avec le règne de la médiocratie, du quadrillage des esprits et du terrorisme intellectuel. L'épanouissement de la société est à ce prix afin qu'aucune voix ne s'élève pour nous dire : Quand j'entends le mot culture, je sors mon révolver ! Politique et culture Depuis Mahmoud Messadi, Chédly Klibi, Tahar Guiga et des personnalités de cette pointure, le pouvoir politique n'a jamais osé aborder franchement cette question, pourtant déterminante dans la réflexion politique : Quelle politique culturelle, pour quel choix de société ? Aujourd'hui la révolution de la dignité nous oblige à répondre ! A mon avis, la culture englobe le politique en tant que gestion de la Cité. La politique de la santé, la politique de l'éducation, la politique sociale et économique sont des politiques culturelles. De ce fait, la politique culturelle n'est pas à placer sous la tutelle d'un ministère, mais elle se développe dans toutes les institutions de l'Etat. Définir une politique culturelle, c'est donner aux citoyens le droit de choisir la société dans laquelle ils veulent vivre. Si nous avions navigué jusque-là sans perspectives à long terme, c'est que l'absence de liberté et de démocratie constituait un obstacle prémédité au développement culturel. En l'absence de politique de planification répondant aux besoins des créateurs et du public, seules les initiatives individuelles et les bonnes volontés de certains nous avaient sauvés du naufrage, malgré une forte tradition implantée depuis les années de l'indépendance avec une politique volontariste et audacieuse dont avait bénéficié une génération d'artistes tant au niveau de la formation que des aides à la production. Au fil des années de plomb, l'improvisation, le saupoudrage des subventions, le clientélisme et les pratiques répressives pour contrôler les esprits et les œuvres géraient l'action culturelle. Face aux artistes qui étaient obligés de faire de la résistance, la médiocratie rampante nous lègue aujourd'hui un secteur sinistré. Notre population éduquée, cultivée, ambitieuse et moderne dans sa majorité méritait mieux que cet état des lieux : Nous n'avons pas construit de théâtres, nous n'avons pas formé des jeunes, nous n'avons pas créé des besoins, nous n'avons pas les outils qui soient à la hauteur de nos ambitions. Le théâtre tunisien demeure à l'avant-garde des théâtres arabes et les élites tunisiennes n'ont jamais baissé les bras et ont œuvré à leur manière pour l'avènement du 14 Janvier. L'Art se meurt sans innovation et sans la transmission des valeurs les plus hautes de l'humanité. Nous devons nous inscrire aujourd'hui dans nos traditions modernistes et dans nos pratiques millénaires d'ouverture sur le monde, d'interculturalité, de métissage des arts et des cultures. Nous avons une jeunesse avide de création et d'expression, et des aînés formés dans les plus grandes écoles artistiques. Il faut favoriser l'émergence des nouveaux talents avec une politique dynamique et structurelle de formation, de diffusion, d'encouragement à la production. Ceci devra prendre en compte les défis de la décentralisation, de la coopération internationale et du développement des équipements et des infrastructures. Par ailleurs, le rôle des artistes dans la société a toujours été marginalisé avec des tentatives de rupture entre l'art et son public, l'indigence médiatique, et l'absence de statut pour les artistes. Il ne faudra plus qu'ils soient traités par les pouvoirs publics comme des marginaux, des agitateurs, des saltimbanques, des laissés-pour-compte. Le budget de la culture est une goutte d'eau, présenté comme un mince gâteau qu'il faudra se presser de partager, prime non pas au plus méritant mais au plus politiquement correct. En finir avec «si tu n'es pas avec nous, c'est que tu es contre nous». Les nouvelles perspectives politiques qui se présentent à la faveur de la révolution inaugurent un nouveau rapport entre les agents culturels et le pouvoir, basé sur l'indépendance, la liberté d'expression, le partenariat citoyen sur la base d'un programme à court, à moyen et à long terme concernant les divers secteurs : création / diffusion / formation / animation / promotion