Par Yassine ESSID Lors du dernier sommet du G8 à Deauville, le président Obama avait invité les pays du printemps arabe à prendre la transition des pays de l'Europe de l'Est pour modèle. En réalisant sa révolution démocratique, la Tunisie se retrouve d'emblée au sein d'une communauté internationale avec laquelle elle partage désormais les mêmes valeurs. C'est un peu, en effet, la même configuration que pour les pays de l'Est, sauf que pour ces derniers, la démocratisation était, pour ainsi dire, acquise car il s'agissait surtout d'accompagner leur passage à l'économie de marché. Le monde arabe de 2011 n'est pas l'Europe de l'Est de 1989 et l'expérience de transition de la Tunisie n'est pas reproductible pour des raisons à la fois de vision et de processus de réalisation. Les pays de l'Est, libérés du joug soviétique, aspiraient tous à accéder un jour au mode de production et au niveau de vie de leurs voisins européens. En entreprenant les réformes nécessaires et en se soumettant à la thérapie de choc des transformations structurelles, ils avaient réussi à passer d'une économie caractérisée par le protectionnisme exacerbé, la surindustrialisation, les pénuries, le marché noir généralisé et la faible productivité dans des entreprises d'Etat peu compétitives, à un système d'économie libérale de marché, efficace et dynamique. Sur le plan politique, les vingt pays européens s'accordaient tous quant à leur perception du monde à partager et à construire; celui d'un système politique acquis à la démocratie libérale. Autant de facteurs qui avaient rendu possible leur placement dans une trajectoire commune de transition qui leur permettait, malgré l'absence d'administration compétente et nonobstant l'inexpérience des élites politiques émergentes, de satisfaire en moins de douze années les conditions imposées par la communauté européenne pour s'intégrer. L'Union européenne a réussi ainsi à accompagner dans la paix et la sérénité plusieurs transitions : celles de l'Espagne et du Portugal, passés d'un régime dictatorial vers une démocratie, auxquels avait succédé le processus de l'élargissement de l'union aux pays de «l'Autre Europe». Un tel consensus, sur le modèle à réaliser, n'existe pas pour les pays arabes exposés qu'ils sont à diverses idéologies politiques et à différentes ambitions partisanes. Après un demi-siècle d'inexistence politique, les pays en transition démocratique se réveillent tiraillés entre plusieurs choix dont aucun n'est parfaitement adapté ni à leur géopolitique, ni aux évolutions sociales et économiques, encore moins aux urgences dictées par cette phase de leur histoire. Il existe bien un modèle européen, rendu envisageable par notre proximité géographique et notre histoire commune et aussi par la disponibilité de l'Occident à nous assister économiquement. Mais que faire alors, diraient certains, du nationalisme arabe, plus anti-occidental que jamais et constitutif, pour eux de l'identité nationale ? Il y a bien aussi le modèle islamique, prôné par une autre frange encore hésitante de la société, mais lequel ? Celui des monarchies rentières du Golfe, celui de la Turquie, ou celui de l'Iran qui considère les événements de Tunisie et d'Egypte comme une révolution islamique et, partant, envisage comme crédible une prise de pouvoir par les islamistes ? Quant au processus de réalisation de cette transition, il est tributaire de la situation instable que les événements ont entraînée à la fois sur le plan politique et économique. Sur le plan politique, le changement a produit un bouleversement tel, en matière de libertés, qu'il a provoqué une situation tout à fait inédite quant aux règles du jeu et au pouvoir relatif des différents acteurs, suscitant une vague de revendications et d'exigences sociales jamais connues par le passé. De multiples forces se sont alors positionnées sur la scène politique pour surenchérir et rivaliser de promesses à l'adresse du public. Seul le processus électoral permettra de séparer le bon grain de l'ivraie et d'aboutir sinon à une fusion des programmes, du moins à une réduction substantielle des acteurs en présence. Sur le plan économique, et partant de l'hypothèse que dans ce domaine le processus libéral n'est plus matière à débat, restant la seule option possible pour réaliser une démocratie consolidée et opérationnelle dotée d'une économie de marché prospère, comment arriver à concilier les impératifs du marché et les exigences de la démocratie? En d'autres termes, dans quelle mesure ces deux processus intimement liés ont-ils des chances d'agir l'un sur l'autre sans pour autant saper, déformer, isoler ou perturber l'un ou l'autre ? Doivent-ils rester les mêmes ou s'adapter à la situation présente ? Comment, dans cette phase où l'économie est en proie à de graves déséquilibres, arriverons-nous à surmonter les distorsions du marché au moment même où les politiques choisies doivent être plus transparentes, plus responsables et plus aptes à répondre aux attentes d'hommes et de femmes dont l'impatience est manifeste ? Bien que la libéralisation économique s'accommode mal de la fermeture politique, la Tunisie a vécu pourtant une phase d'ajustement qui fut soutenue par des mesures politiques parfaitement antilibérales : marginalisation des syndicats, interdiction des grèves, censure de l'information, etc. L'accroissement des exigences constaté dans le champ politique, dû à la démocratisation, et les possibilités matérielles limitées permettant de satisfaire ces exigences entraînent aujourd'hui de fortes tensions que traduisent les grèves ouvertes ou larvées, justifiées ou non, les revendications parfois exagérées, capricieuses ou anachroniques dans presque tous les secteurs, malgré les appels adressés aux Tunisiens et à leur sens patriotique quant à l'urgence d'un retour à la normale de l'activité économique. D'où le dilemme entre, d'un côté, les efforts entrepris par l'Etat pour assurer la transition économique, et qui seraient totalement vains s'ils ne sont pas soutenus et renforcés par un plan de rigueur et autres mesures impopulaires et par des règles de gestion strictes afin de dégager les ressources nécessaires au financement des programmes sociaux, et, de l'autre, la perception par le public qu'un changement politique devrait se traduire inéluctablement par plus de justice et d'équité et donc par une amélioration des conditions de vie. Pour sortir de ce dilemme, et pour que la Tunisie puisse trouver un jour son Churchill — et l'opinion qui le soutient, il faut que nos décideurs se détournent un instant des courbes de croissance à tout prix, même si on n'en est pas là aujourd'hui, pour reconsidérer notre conception même du développement économique pensé jusque-là en termes d'enrichissement de quelques-uns aux dépens de tout et de tous.