«Quiconque croit qu'une croissance exponentielle peut durer toujours dans un monde fini est ou un fou, ou un économiste !» (Kenneth Boulding) Par Yassine ESSID Dans une brillante étude sur le statut de l'économie primitive, un anthropologue américain du nom de Marshall Sahlins avait en 1972 fortement secoué les solides préjugés de l'économie capitaliste libérale en démontrant que les chasseurs cueilleurs australiens et bochimans, loin de vivre dans une économie de misère, avaient au contraire formé les premières sociétés d'abondance ! Cette situation qui leur assurait l'autonomie totale, ils ne la devaient pas à un environnement paradisiaque qui leur dispensait tout avec profusion, ni à une technologie avancée qui leur permettait une productivité élevée, mais parce qu'ils avaient élaboré une stratégie qui ne laissait jamais la production dépasser le seuil de la satisfaction des besoins. Non seulement ils mangeaient à leur faim, mais arrivaient même à dégager du temps pour les loisirs et le repos. En cela, ils avaient résolu le dilemme de la rareté, si cher à l'homme économique rationnel, condamné, lui, à vivre une tension permanente entre les besoins et les ressources, supposées rares, pour les satisfaire. Par définition, une société d'abondance est une société où tous les besoins matériels des gens seraient aisément satisfaits. Sauf qu'il y a deux voies possibles pour se procurer cette abondance : en produisant beaucoup ou en désirant peu. Là gît le fond du problème de la croissance économiques moderne et les moyens mis en œuvre pour la réaliser. Le mode d'être de ces chasseurs collecteurs est édifiant à plus d'un titre. Sur le plan économique, ils ont compris qu'il est possible de jouir d'une abondance matérielle avec un bas niveau de vie. Sur le plan politique et à une époque où on s'endette sans mesure et sans mesurer les conséquences, ils nous ramènent à l'idée que l'idéal d'autarcie économique est en fait un idéal d'indépendance politique. La liberté retrouvée et la démocratie conquise sont aujourd'hui des opportunités exceptionnelles offertes aux Tunisiens pour méditer sur ce à quoi ils aspirent véritablement quant au modèle économique à mettre en œuvre pour ce pays. L'illusion d'un progrès illimité conçu comme une loi de l'Histoire et le mirage d'une prospérité future généralisée étendue à toute l'humanité, se sont à jamais dissipés laissant place à une extraordinaire incertitude générant partout des reflux vers le passé, c'est-à-dire vers les idéologies nationalistes, ethniques et religieuses encore plus périlleuses que la pauvreté et la précarité. Aussi est-il grand temps de revoir nos conceptions d'un développement qui ne reconnaît que le calcul froid des indices de croissance ou des revenus, mais reste indifférent à des modes d'organisation plus humains qui privilégient la modération dans la consommation, l'usage des biens communs, les échanges non marchands, la joie, l'amour, la dignité et la solidarité aux vaines poursuites de l'enrichissement et à l'éphémère consumérisme et à l'ostentation. Dans ce déchaînement d'un capitalisme planétaire débridé où les désirs à satisfaire sont plus ambitieux que les moyens offerts, chacun est enclin à s'approprier le maximum, à obtenir plus que son voisin, d'où le risque de rupture de l'équilibre politique conduisant à la discorde et à la tyrannie, «chacun prétendant contraindre autrui à faire ce qu'il doit, tout en souhaitant ne pas faire soi-même ce à quoi il est tenu en justice» (Aristote, EN 1167 b9). Il faudrait alors faire un choix entre, d'une part un modèle économique que nourrit l'illusion que la rationalité détermine le développement et, d'autre part, des initiatives innovatrices qui tissent de nouvelles solidarités. Le développement signifierait alors une économie au service de l'utilité sociale, une mise en œuvre éthique, une gouvernance démocratique et une dynamique de développement fondée sur l'ancrage territorial et la mobilisation citoyenne qui cherchent à produire, consommer et décider autrement, qui apportent la preuve que des projets économiques peuvent réussir sur le marché concurrentiel, tout en étant plus respectueux des personnes, de l'environnement. Ces projets ont pour noms : commerce équitable, finance solidaire, agriculture paysanne et circuits courts, services à la personne, insertion par l'activité économique, accès à la santé, logement social, solidarité internationale et tourisme solidaire, coopératives d'activités et d'emplois, recycleries et ressourceries, covoiturage et aide à la mobilité, etc. Une «autre économie» en somme qui s'inscrit dans les principes et les valeurs de l'économie sociale. Je ne terminerai pas cette série de réflexions sur l'économie sans m'arrêter dans ce domaine sur la pensée des Anciens, en l'occurrence Aristote, pour qui le meilleur gouvernement est celui qui donnera la plus grande possibilité de bonheur, qui dépend d'abord de la vertu, et ensuite seulement des biens extérieurs. Quant à la vertu, elle dépend de trois choses : la nature, l'habitude et une règle de vie raisonnée. L'éducation exercera les citoyens à être des bons sujets et à acquérir des qualités qui, par la suite, feront d'eux de bons gouvernants. Ainsi d'après Aristote, l'exercice politique, la vie de citoyen conforme à la vertu, était devenue difficilement réalisable vu les moyens dont disposait la Cité. De cette situation de «rareté», il était devenu impossible de prétendre instaurer une justice parfaite, qu'elle soit politique distributive ou corrective. Que doit-on faire alors ? Faute de changer l'état économique de la cité, il faudrait transformer la nature du besoin de l'homme. De tout cela, il n'y avait aucun signe permettant de voir qu'on encourageait l'activité économique pour elle-même afin de réaliser la croissance. L'objectif était, tout au plus, l'autosuffisance. Pour preuve, toutes les formes d'intervention de l'Etat pour encourager non pas les exportations, mais les importations. De ce point de vue, la Cité n'était pas intéressée par ce qu'on appelait le développement économique. En fin observateur, Aristote voyait la Cité comme l'émanation de l'association de propriétaires terriens et l'association des villages formant à leur tour une Cité. L'objectif est toujours politique. Tant que les citoyens sont prospères, la Constitution n'est pas en danger. Ainsi, contrairement à la réalité capitaliste, l'idée d'une croissance continue était étrangère à la mentalité antique. Elle n'était ni envisagée ni envisageable. La communauté politique devait compter sur des forces productives qui n'offraient pas des possibilités d'une abondance objective, d'où ce problème de la contrainte, relative aux biens matériels dont dispose la Cité. Nous voilà de retour à la morale de notre chasseur collecteur, cet être non économique totalement opposé au modèle enseigné à nos étudiants. Un être frugal parce qu'affranchi des soucis de la possession et par conséquent un être heureux, car comme l'affirme un ethnologue du XIXe siècle : «De plus, dit-il, si c'est un grand bien d'être délivré d'un grand mal, nos sauvages sont heureux, car les deux tyrans qui donnent la géhenne et la torture à un grand nombre de nos Européens ne règnent point dans leurs grands bois, j'entends l'ambition et l'avarice (…) car il leur suffit de vivre, et aucun d'entre eux ne livre son âme au diable, pour se procurer la richesse».