Par Khaled El MANOUBI * L'article du géographe Habib Ayeb paru dans le journal La Presse du 28 juin 2011 présente pour nous un double intérêt : il illustre notre manière d'expliquer le paradoxe tunisien évoqué par Stiglitz (voir notre article dans La Presse du 1 mars 2011 : explosion politique malgré une croissance à long terme de 5%) et il doit être complété quant à l'ampleur des défis. Pour faire clair, la croissance tunisienne de 5% depuis l'indépendance relève d'un jeu à somme positive d'origine extérieure ou exogène et l'explosion politique découle d'une logique intérieure et endogène d'un jeu au mieux à somme nulle et souvent à somme négative. En effet, s'agissant du volet positif, la croissance du revenu résulte, d'une part, de l'accroissement des rendements clairement exogène occasionné par l'utilisation d'équipements importés incorporant le progrès technique réalisé dans les pays de l'innovation; d'autre part, elle est le produit mécanique de la mobilisation des facteurs physiques capital et travail laquelle est une conséquence de la modernité demeurée extérieure pour l'essentiel. Et c'est dans le domaine du volet négatif que l'on retrouve les illustrations hydriques de notre géographe selon la logique du dicton tunisien «la chéchia d'un tel retrouvée sur la tête d'un autre» (somme nulle :toujours une seule chéchia pour deux) avec perte possible de la chéchia à l'occasion de ce manège (somme alors négative). Les privés de leur couvre-chef apprécieront. M. Habib Ayeb montre en effet clairement l'existence en Tunisie de deux ensembles de gens: ceux dont on découvre la tête (penser à la signification en dialectal de cette expression) afin de combler d'autres têtes. Les premiers sont spoliés doublement : ils participent à un coûteux effort de mobilisation des ressources hydriques sans disposer physiquement du minimum d'eau en tant que producteur et de simple consommateur et, lorsqu' ils en disposent, c'est pour le payer chèrement. M. Ayeb mentionne la catastrophe annoncée de l'épuisement des nappes du Sud-Est avant 2050. Les seconds sont les bénéficiaires des manèges ci-après : surconsommation d'eau indécente des particuliers ;le Nord-Ouest qui alimente Tunis et irrigue le Cap Bon et le Sahel et l'Ouest qui alimente Sfax; alimentation en eau des activités exportatrices (industrie, tourisme, agriculture) qui revient à exporter une ressource fort rare à des pays où elle l' est beaucoup moins. Comme on le voit déjà suite aux faits relatés par notre géographe, le manège des couvre-chef est double : un manège tuniso-tunisien et un manège tuniso-étranger. S'agissant de ce dernier, signalons des considérations essentielles : l'innovation est étrangère; la mobilisation des facteurs physiques elle-même résulte en définitive de la modernité demeurée jusqu'ici largement étrangère; ainsi l'investissement est-il en bonne partie étranger, la formation de la main-d'œuvre doit-elle suivre les techniques de l'étranger et l'emploi des femmes dans des emplois à qualification significative était-il également exceptionnel. Outre l'exportation de l'eau, notre croissance se fait réellement au prix fort payé aux pays de l'innovation. Comme nous l'avons montré dans une communication publiée par Beit El Hikma et faite en janvier 2001, chaque point de croissance tunisienne par tête implique la cession de plusieurs points notamment au titre : — du glissement (à la baisse) du dinar et de la reconstitution des réserves de change; — des surprix à l'importation et des sous-prix à l'exportation; - de la fuite des capitaux ; celle-ci est considérable et concerne non seulement les Ben Ali et les Trabelsi mais également la majorité des hommes d'affaires; elle traduit simplement le fait que faute d'un marché digne de ce nom le dinar est loin d'avoir tous les attributs de la monnaie d'aujourd'hui. Au total si notre croissance à long terme de 5% relève du jeu à somme positive , on y gagne moins que l'étranger et elle demeure quantitativement insuffisante. Mais le manège tuniso-tunisien est, comme on l'a dit, à somme nulle ou négative. On peut le démontrer rigoureusement à partir du fait que nous n'avons pas tous les marchés regardés comme institutions actuelles du capitalisme et ceux que l'on a se limitent à l'apparence et sont donc inopérants en tant que tels. Toutefois on peut mener une démonstration approximative en partant de l'absence de la démocratie, cette institution organiquement liée aux marchés. Ainsi, lorsqu'un individu ou un groupe d'individus s'approprie un avantage au détriment de la communauté, l'absence de libertés interdit aux gens lésés de crier au scandale : le corbeau ne lâchera point son fromage indû. Que la démocratie s'installe — comme on peut l'espérer seulement pour le lendemain des prochaines élections- alors les mauvais corbeaux commenceront à perdre leur fromage. Et cette perspective peut même susciter l'éclosion de bons corbeaux, ceux qui innovent et donc ceux qui peuvent légitimement garder pour eux une partie du fromage créé par leur innovation en faveur de la société. Il est saisissant de regarder la tournure prise de nos jours par le débat sur le nucléaire civil dans les grands pays démocratiques. Dans ces pays, la majorité des experts issus des premières universités et des meilleures grandes écoles ont fait prévaloir leurs intérêts corporatistes au détriment de la vérité scientifique relative aux risques du nucléaire civil. Il a fallu que la démocratie s'en mêle principalement au moyen de la rue pour que l'abandon du nucléaire se dessine de plus en plus nettement. Faute de démocratie, nos voisins gros producteurs de pétrole n'ont aucune chance d'échapper au syndrome hollandais (gestion antiéconomique) ; et les pays du Golfe n'échappent partiellement à cette condition que pour autant que leurs peuples sont peu nombreux et surtout qu'ils constituent un pied à terre de la globalisation. Il est ainsi clair qu'il ne suffit point d'avoir raison techniquement et scientifiquement pour que le pays vous suive et il n'a des chances de le faire qu'en démocratie. En Tunisie, la question de l'eau soulève des défis plus considérables que ceux – déjà grands — mis en évidence par le géographe Ayeb. Nous nous contenterons à cet égard de soulever deux points : • Le tourisme, gros consommateur d'eau, est, d'une façon toujours plus aggravée, un gouffre : il rapporte à la Tunisie moins que ce qu'elle lui procure comme l'atteste par exemple la baisse du prix de vente de la nuitée en euros (constants et souvent courants). Que le tourisme batte de l'aile et vous avez des problèmes à court terme; et qu'il marche et alors vos problèmes sont à long terme. Que ne faut-il faire pour gagner les devises nécessaires à l'achat des équipements et de la nourriture ! • Notre géographe parle de la forte mobilisation des ressources hydriques : 4,8 milliards de mètres cubes en flux annuels. Ajoutons que cela représente prés de 95% en pourcentage des disponibilités. Retenons que si celles-ci valent 100, on en mobilise 95. Mais une brochure intitulée «Protection des écosystèmes et adaptation aux changements climatiques en Tunisie» publiée par le ministère de l'Environnement et du Développement durable en 2007 prévoit une baisse des précipitations sensiblement supérieure à 10% dans le nord, à 15% dans le centre et le sud où cette baisse culmine à prés de 30%(p.13). Vous aurez donc une baisse des disponibilités des eaux de surface jointe à une baisse des disponibilités des nappes ainsi qu'une hausse de la salinité de ces dernières. Finalement, le dénominateur correspondant aux disponibilités passera de 100 à près de 80 : les 4,8 milliards de mètres cubes ne seront plus, au mieux que 4,1 milliards dans une génération. La Tunisie devrait donc faire face maintenant à des choix dramatiques. Seule la démocratie nous fera éviter la gabegie.