Par Imed ABDELJAOUED* S'il est un impératif qui suscite aujourd'hui intérêt et inquiétude pour notre pays , c'est bien la reprise de l'activité économique. Tout le monde s'accorde également à dire que le chemin de la croissance est tributaire du retour au calme, du règne de la sécurité ainsi que de l'arrêt immédiat des sit-in. Ce n'est qu'à ces conditions que les hommes d'affaires, créateurs de richesse, retrouvent la confiance, se défont de la «lâcheté du capital» (expression à la mode depuis la révolution !) et reprennent leurs activités. Or la dégradation actuelle de la situation économique, la persistance du chômage et les risques sérieux qui pèsent sur les fondamentaux de l'économie dans les mois à venir ne trouveraient remède qu'à travers l'accroissement des investissements. Non seulement l'investissement doit croître et atteindre un niveau qui permet d'éponger les centaines de milliers de nouveaux arrivants sur le marché de l'emploi, mais il doit, également, être canalisé vers les régions défavorisées. Occulter cette décentralisation du capital, c'est ne pas honorer l'un des acquis fondamentaux de la révolution : le développement régional. La tâche est donc loin d'être facile et exige la genèse d'un nouveau paradigme : le développement consensuel. Ce nouveau concept, alternative à la Tunisie moderne et démocratique telle que nous la rêvons, doit être tiré par le capital, appuyé par le travail, cautionné par l'Etat et contrôlé par la société civile. De quoi s'agit-il concrètement ? C'est un processus dynamique de conciliation entre deux objectifs, le plus souvent antinomiques : l'efficacité économique et l'équité. Plus précisément, c'est un pacte social «révolutionnaire» qui rompt avec la rationalité de maximisation des profits des hommes d'affaires, la surenchère sociale et syndicale et l'interventionnisme déviant et inefficace d'un Etat providence omniprésent qui se dit «despote bienveillant». La nouvelle devise des parties prenantes dans ce jeu coopératif du développement consensuel est : tous unis, dans un élan patriotique, pour honorer la révolution qui nous a tous affranchis, loin de tout excès d'individualisme, d'activisme et d'opportunisme. Les règles du jeu doivent être claires : primat de la croissance économique mais avec des clés de répartition (surtout en termes de finances publiques) consensuelles et clairement préétablies. C'est un processus qui renie la tendance libérale «piège» (accumulons et redistribuons après !) prônée par les experts d'obédience néoclassique des organismes financiers internationaux ! La réussite de ce pacte social est tributaire essentiellement de l'adhésion des hommes d'affaires. Accorder aux patrons ce rôle primordial par rapport à toutes les autres factions de la société risque de surprendre, voire de déplaire, mais il est temps de rappeler à tous les Tunisiens, loin de tout économisme, que sans le capital, il n'y a ni revenus, ni consommation, ni Etat, ni infrastructures, ni démocratie ! Sans l'implication des hommes d'affaires pour relancer la machine économique, il n'y aura ni création d'emplois, ni exportations, ni développement local. De plus, aujourd'hui le pays a besoin de plus qu'une volonté et une implication de la part des hommes d'affaires, plus qu'une prise de risque : nous avons besoin d'une attitude citoyenne, patriote et prospective ! Le chef d'entreprise doit changer de paradigme et se défaire de son égoïsme, de son sectarisme. Il doit adhérer aux principes de la révolution qui l'a affranchi de la mafia, de la lâcheté et de la peur ; il doit convenir que si le bateau coule, personne n'en sera épargné ; il devrait sacrifier une jouissance de court terme pour un épanouissement permanent dans le moyen-long terme : c'est un jeu à somme positive ! Les hommes d'affaires sont donc tenus de relever plusieurs défis pour la bonne cause de la révolution mais aussi pour le maintien et le développement de leurs activités : - Accepter le défi de hasarder leurs capitaux en dépit d'anticipations «peu rassurantes»; - Investir plus même si la visibilité sur la demande est limitée; - Accepter d'investir dans les régions défavorisées et y améliorer le bien-être sans quoi l'un des acquis de la révolution : la justice redistributive régionale n'aura pas lieu, ce qui serait préjudiciable à l'avenir du pays ; - Outrepasser le management classique et intégrer des normes de responsabilité sociétale. Il s'agit d'une nouvelle norme (ISO 26000, qui ne vise pas la certification) qui a une dimension citoyenne avec ses sept principales composantes : La responsabilité de rendre compte la transparence, le comportement éthique, le respect des intérêts des parties prenantes, du principe de l'égalité, des normes de comportement et des droits de l'homme. Ces sept éléments coïncident parfaitement avec les attentes de la révolution. - Assurer l'efficacité énergétique par le recours permanent aux énergies renouvelables et coller aux exigences de l'économie verte; - Définir avec l'Etat le cadre et la portée du partenariat public-privé; - Promouvoir l'innovation; - Co-construire les formations universitaires dans une optique prospective pour qu'il y ait adéquation entre le produit de l'université et les exigences de la firme. En se limitant à ces quelques exigences «vitales» pour l'entreprise d'aujourd'hui, il est clair qu'un vaste et ambitieux chantier attend le monde des affaires ! Ces défis sont d'autant plus incontournables qu'une nouvelle donne, fruit de la révolution, vient remettre en cause l'équilibre socioéconomique d'avant le 14 janvier : les Tunisiens passent de statut de «sujets» à celui de «citoyens» ! Cet acquis historique pour notre peuple pourrait, dans le court terme, constituer une menace pour notre pays et pour notre révolution si jamais la croissance n'atteint pas un niveau élevé : près d'un million et demi de nouveaux «citoyens» vont réclamer leur part du gâteau (sans compter ceux qui travaillent et qui exigent davantage de redistribution !). Pour ces personnes longtemps exclues de la sphère redistributive, il n'est pas question de patienter, de sacrifier encore plus ou de rationaliser : les résultats doivent être tangibles et immédiats ! Ce n'est donc qu'au prix d'une politique budgétaire expansive et d'un élan patriotique, citoyen et magnanime des hommes d'affaires que notre révolution peut être honorée ! Stimuler l'investissement et développer les régions n'est donc pas une question de sécurité, de sit-in ou d'instabilité en Libye ! Alors qu'avons-nous offert pour ces hommes d'affaires pour réaliser notre pacte social révolutionnaire ? Eh bien, hormis l'attitude intelligente et clairvoyante de M. Mustapha Kamel Nabli, gouverneur de la Banque Centrale, qui était le premier à aller les solliciter tout en se montrant rassurant (attitude prospective de l'économiste brillant !) et le flair politique du Premier ministre M. Béji Caïd Essebsi (qui n'est pourtant pas économiste) qui est allé également avec certains de ses ministres leur dire combien le pays a besoin d'eux, la classe politique, les intellectuels et les médias qui monopolisent la scène depuis le 14 janvier ont été quasiment sans merci pour la majorité d'entre eux !? Délibérément ou non, on leur a réservé des positions allant de leur marginalisation, à la privation de leurs droits civiques et de leur citoyenneté, en passant par leur assimilation aux mafieux ! Amalgames et procès d'intention ont caractérisé la démarche des «sans-culottes» de notre révolution ! ( les «sans-culottes» étaient les révolutionnaires les plus avancés dans la Révolution française de 1789 !).