Un mois après le début de la mobilisation des «chemises rouges» contre le gouvernement, des affrontements entre manifestants et forces de l'ordre ont fait, le 10 avril, 21 morts et plus de 800 blessés. Pour Asia Sentinel, cela illustre les profonds bouleversements que le pays enregistre depuis quelques années. Avec un bilan de dizaines morts et des centaines de blessés, aussi bien dans les rangs de l'armée que chez les manifestants, la situation politique en Thaïlande menace plus que jamais de déraper à l'heure où les «chemises rouges» défilent dans les rues en portant les corps de leurs camarades tués lors des affrontements du 10 avril. Au-delà du danger direct pour le Premier ministre, Abhisit Vejajjiva, et les forces militaires et royalistes qui l'ont porté au pouvoir, la crise actuelle laisse entrevoir la possibilité d'un changement profond au sein de la société thaïlandaise. Les «chemises rouges», qu'on considérait à l'origine comme instrumentalisées par le Premier ministre déchu, Thaksin Shinawatra, semblent à présent prendre leurs distances vis-à-vis du milliardaire pour former un groupe plus inquiétant, menaçant une structure sociale dominée depuis des décennies par le Roi Bhumibol Adulyadej et ses conseillers. A 83 ans, le plus ancien monarque en exercice au monde est gravement malade depuis plusieurs mois et est apparu terriblement affaibli sur les photographies prises lors de ses rares sorties de l'hôpital. Si Bhumibol possède encore une once de pouvoir, c'est maintenant qu'il faut s'en servir, déclare un observateur vivant à Bangkok. «Le Roi aurait demandé à ses conseillers si le peuple l'écouterait et la réponse était globalement négative», ajoute-t-il néanmoins. 1992 semble bien loin. A cette date, le monarque avait su influer sur le cours de l'histoire, alors que le pays venait de vivre un nouveau coup d'Etat marqué par une répression sanglante des manifestations de rue. A l'époque, le Roi avait convoqué le général Suchinda Krapayoon, nommé Premier ministre par les putschistes, ainsi que Chamlong Srimuang, chef de file des manifestants, et les avait exhortés d'aboutir à une solution pacifique. La télévision nationale avait diffusé les images des deux hommes prosternés devant le monarque. L'image avait fait perdre toute légitimité aux militaires et avait permis le rétablissement de la démocratie et l'introduction d'une nouvelle Constitution. Reste que Suchinda et Chamlong étaient tous deux issus de l'élite, ce qui n'est pas le cas des «chemises rouges». En outre, rien ne dit qu'un tel geste de déférence envers la monarchie aurait aujourd'hui une portée similaire. L'influence du Roi n'a pas seulement décliné en raison de sa maladie. Il semble que les royalistes n'ont plus les moyens de contrôler la situation, et ce, en dépit du nombre croissant de condamnations pour crime de lèse-majesté. Dans ce cadre, plusieurs milliers de sites internet ont par ailleurs été bloqués ou fermés. Le Prince héritier présomptif Maha Vajiralongkorn est jugé incapable de gouverner le pays par une large partie de l'opinion. Sa sœur, Maha Chakri Sirindorn, jouit en revanche d'une forte popularité mais ne semble guère intéressée par la succession, si tant est qu'une femme puisse accéder au trône (chose inédite en Thaïlande). Pendant ce temps, l'ancien Premier ministre Thaksin, en exil [depuis sa condamnation pour corruption en 2008], pourrait avoir perdu le contrôle d'un mouvement populaire né alors qu'il était en exercice [de 2001 à 2006]. Il avait alors lancé une série de programmes à destination des franges modestes de la population, notamment dans le Nord-Est rural, afin de leur faciliter l'accès au crédit et aux soins médicaux. Son influence grandissante avait effrayé les classes moyennes et supérieures de Bangkok, qui ne voyaient en lui qu'un dangereux populiste et un démagogue sans vergogne. Alors qu'aux prémices de la mobilisation, les «chemises rouges» étaient simplement vues par les élites urbaines comme des hordes de voyous venues des provinces agricoles et dont le déplacement à Bangkok était pris en charge par Thaksin, la contestation semble désormais gagner les couches démunies de la capitale, de plus en plus déçues par le creusement des inégalités sociales et l'apathie du gouvernement et de la monarchie à cet égard. D'après la sociologue Pasuk Phongpaichit, les 20 % les plus riches du royaume détiendraient 69 % des richesses nationales tandis que les 20 % les plus pauvres ne s'en partageraient que 1 %. 70.000 comptes en banque, soit moins de 1% de l'ensemble, abritent près de 42 % de l'épargne nationale, ajoute Phongpaichit. A court terme, le gouvernement pourrait réussir à se maintenir au pouvoir. Mais les désordres actuels pourraient entraîner de profonds bouleversements. Cette semaine marque le début des festivités de Songkran, le Nouvel An thaïlandais, traditionnellement une période de fête et de batailles d'eau. Mobilisés à Bangkok, plusieurs dizaines de milliers de paysans ont quitté leurs champs depuis plus d'un mois. Alors que commence la saison des pluies, on peut se demander jusqu'à quand les manifestants pourront tenir, notamment face aux gaz lacrymogènes et aux tirs à balles réelles. A ce jour, Abhisit ne semble guère compter de concurrent sur la scène politique et voit donc ses chances de survie augmenter. Après avoir payé les conséquences du coup d'Etat [de 2006 ayant renversé Thaksin], les militaires ne semblent pas menacer le pouvoir de l'actuel Premier ministre. La monarchie, en revanche, pourrait fort ne jamais se remettre totalement de cette crise.