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Il faut aller en Tunisie : notes d'un tour dans l'Extrême-Sud (juillet 2011)
Opinions
Publié dans La Presse de Tunisie le 10 - 08 - 2011


Par François Pouillon
Invité en Tunisie pour participer à une école doctorale organisée par un laboratoire de sciences sociales de l'université de Tunis (Diraset), j'ai saisi l'occasion pour faire, avec de jeunes collègues, un tour dans le Sud-Est, une région que je connaissais assez bien pour y avoir enquêté dans les années 1970. J'en ai rapporté ces impressions de voyage.
Encore une fois, ce voyage a été précédé de nouvelles alarmistes. Mes amis de Tunis m'engagent à la prudence : des bandes dangereuses aux coupeurs de route, il n'y a qu'un pas, et on signale des poches d'insécurité dans la région de Sidi Bouzid, épicentre de la révolution démocratique. D'autres vont commenter : il semble que cela arrangerait bien le gouvernement provisoire, en facilitant un regroupement grégaire autour de la ligne qu'il incarne. Je ne suis pourtant pas descendu au Sud par cette route des steppes : pour aller au Sud-Est, mon objectif, la nouvelle autoroute de la côte nous conduit en quelques heures à Gabès. Et je n'en serai pas rassuré pour autant, car on n'évoque cette région des confins que pour parler des incidents de frontière : les forces Kadhafistes tirent à l'aveuglette sur les postes-frontière qui accueillent les réfugiés. C'est là aussi que sont établis les camps de migrants qui fuient les combats.
A regarder cela de plus près, on s'aperçoit vite que cet exode est lui-même assez hétéroclite : les grosses cylindrées immatriculées «Jamahiriya» (la «république» libyenne) qui filent nombreuses sur la route, signalent des prébendiers de la rente pétrolière. Ceux-là ne font assurément pas appel à l'aide publique. Mais nombre de citoyens arrivent sans le sou : le départ a été précipité et, d'ailleurs, ils n'ont pas même eu le moyen d'opérer un retrait sur leurs comptes bancaires. Ils s'entassent donc dans des camps précaires, ou se dispersent, au mieux des filières possibles, dans les villages.
Voici, près de Béni Kheddache, à 100km à l'intérieur des terres, dans une villa d'émigrés qui leur est laissée gracieusement, des familles de Nalout, un bourg de djebel libyen proche du poste-frontière de Dhibat, qui ont fui les bombardements de la ville par les forces légalistes — Kadhafi, a toujours été hostile aux populations amazigh («berbère»). Elles se sont adressées à un sieur Nalouti, boucher de son état, installé ici de longue date, sous la garantie de son seul patronyme; sans être de leur parentèle, il les a dépannés de la sorte.
Pour les nourrir, des sortes de «Restos du cœur» mis en place à leur intention par le Croissant Rouge: une boutique pour l'accueil, une autre pour les réserves de provisions. Cela n'est pas sans soulever quelques grognements car, avec le chômage et la sécheresse, bien des familles du coin sont dans une précarité égale. Accueil généreux sans doute, mais on connaît les règles non écrites de l'hospitalité bédouine: au bout de trois jours, la politesse est de décamper. Or la situation s'éternise.
C'est là le seul accroc que j'ai trouvé à un discours politique de solidarité qui règne dans la presse. Pourtant, je crois savoir que nombre de Tunisiens ont connu l'arrogance de ces trop riches voisins, auprès de qui ils ont subi l'exploitation du travail précaire, les expulsions massives aux moindres sautes d'humeur du «bouillonnant colonel». Lors de l'éxode qui a suivi le déclenchement de la guerre civile, ils ont été systématiquement rançonnés, dépouillés parfois pour passer la frontière — mais cela est imputé aux milices du dictateur, des mercenaires venus de l'ex-Yougoslavie ou du Tchad : pour l'heure, avec les frères libyens, le ressentiment n'est pas de mise.
Manifestement, les Tunisiens ne profitent pas de ce retournement de situation pour damer le pion à ces touristes du troisième type.
Car c'est un fait : la plupart des uniformes ont été remisés – pas les traitements afférents cependant – et le «prestige» qui y était associé en a pris un coup. L'insécurité ? Je ne me suis pas risqué jusqu'aux limites incertaines du pays mais, sur cette route qui y conduit, il ne m'est rien arrivé de fâcheux. Alors, la sécurité ne tiendrait pas à la peur du gendarme ? Intéressante question philosophique.
Sans doute y a-t-il là quelque licence. Car cette zone frontière, comme c'est la règle, est un lieu d'intenses échanges. Comme par le passé, profitant des écarts de prix avec la Libye, de petits revendeurs d'essence et de gasoil s'égrènent sur toute la route. Des navettes s'organisent même, dit-on, avec une intensité renouvelée. Après les événements, la monnaie libyenne a perdu les deux-tiers de sa valeur et des changeurs artisanaux, faisant battre des liasses de billets, s'affichent sans vergogne derrière une pancarte sarf («change»). On est là sur un marché international.
J'avais connu dans le temps les souks des chefs-lieux de gouvernorats, Médenine etTataouine, comme de simples marchés ruraux périodiques. Avec les contrebandes diverses, et la déferlante des produits asiatiques, j'avais même vu se mettre en place à Médenine ce que l'on appelait déjà le «souk El-Kadhafi ». Aujourd'hui, ces villes sont de grands bazars, avec le jeu des rôles et des procédures d'échange dont l'anthropologue Clifford Geertz a su faire un modèle économique. L'espace s'y organise en quartiers, avec les marchés aux légumes, aux épiceries, aux vêtements, aux bimbeloteries matrimoniales. Cela fonctionne comme une ruche : chacun est à son affaire sans paraître s'occuper des autres, et pourtant un ordre bourdonnant règne.
Oubliés, les bédouins venus monnayer leur maigre production, stationnent, avec une résignation toute orientale, avant de s'en retourner paisiblement dans leur village ou leur campement. On est passé à la fameuse économie «capitalistique» de Rodinson : le négoce règne ici avec un spectaculaire dynamisme. La proximité du mois de Ramadhan et l'attrait du marché noir libyen crée même des pénuries : le sucre se fait rare ou hors de prix ; la farine manque et, dans un pays qui fournit des boulangers jusqu'en France, on ne trouve fréquemment plus de pain… Mais chacun s'affaire et fait diligence, avec une bonhommie manifeste. Les acheteurs pullulent de tous horizons et, du coup, les commerces prospèrent. Un ordre tyrannique (et pillard) a fait place à un ordre immanent, plus juste.
Malgré les tensions, l'étranger que je suis n'a été l'objet d'aucun geste d'animosité. C'est même tout le contraire : chaque contact impromptu était là pour redire des mots de bienvenue. Est-ce parce que le touriste se fait rare ? Les populations de migrants du soleil à petit prix constituent un composé organique hautement volatil ; et la révolution a détourné ces nuées comme les oiseaux de Daudet dans le célèbre chapitre d'ouverture de Tartarin de Tarascon. Avec les événements, un des plus gros secteurs économiques du pays est en apnée. Alors, vais-je assister à des séances de chasseurs de casquettes? Un peu, mais pas complètement quand même.
On n'est pas ici dans ce système de marinas bétonnées de la côte sahélienne, ou même sur la barre de sable au Nord de l'île de Djerba, où des voyagistes à grande échelle déversaient des populations nordiques venues bronzer comme des poulets en batterie. Le tourisme saharien est l'affaire de petits groupes, processions de 4x4 conduites pas des guides déguisés en Lawrence d'Arabie. Ces visiteurs pressés constituaient pourtant une aubaine marginale pour une population habituée à vivre de tant d'autres choses : de l'agriculture toujours, mais surtout d'une émigration massive vers le Nord ou, encore, vers la Libye – toujours elle – et, bien sûr, du négoce et de ses à-côtés. Pour répondre à la demande de ces randonneurs motorisés, les locaux ont pourtant cherché à mettre en place des gîtes d'étapes : chambres d'hôtes, ksours aménagés, petite hôtellerie. Ils ont fait des investissements, coûteux certes, mais pas ruineux, tant ils sont encadrés par les ressources d'une économie modeste.
Sur ce terrain, et dès avant la chute du dictateur tunisien, le secteur associatif avait pointé son nez. Dans un magnifique village berbère sur la montagne, le plus au sud de la zone urbanisée, Douiret, une association pour la sauvegarde et la protection de l'environnement avait même su drainer quelques subventions – l'environnement était l'un des alibis du régime face aux bailleurs de fonds internationaux – vers une activité communautaire. On pourrait bien voir pointer là, mais à petite échelle, les prémices d'un «réveil» berbère, comme il y en a eu ailleurs au Maghreb. Tout un quartier du vieux village troglodyte, récemment abandonné, a été reconverti ainsi partiellement en chambres d'accueil. A côté, c'est un privé, tout aussi local, qui propose la même offre. Des efforts pour mettre en valeur les promenades que la localité pourrait proposer à ces passagers furtifs, soucieux quand même de quelques conforts quotidiens : des draps propres, des sanitaires, une restauration à la fraîche.
Même effort d'hôtellerie vernaculaire dans un village voisin, Chenini, qui abrite une célèbre mosquée des «Sept dormants», qui résumerait en métaphore la vie de tout ce pays : réfugiés dans une grotte de la montagne, les saints auraient continué de grandir lors d'un sommeil séculaire. Le problème, en effet, c'est que, avec la crise, les touristes ne sont plus au rendez-vous. Douloureux de voir tant d'énergie dépensée pour ménager quelque regain à une vie locale en situation précaire.
Partout ailleurs, chez nous du moins, on verrait les investisseurs baisser les bras, en appeler à l'Etat providence, ou exiger de se voir classé secteur sinistré. Mais nous sommes au Sahara et, dans la région, on sait qu'une année ne suit pas l'autre avec une logique de croissance prévisible. Chacun a vu du bétail mourir de soif, les fruits de labours sécher sur pied à cause des vents chauds de printemps (on se souvient aussi des sauterelles), les eldorados qui apportaient la manne de l'émigration se fermer brutalement. Face à ces fluctuations, il s'agit de s'accrocher, et c'est ce que font de petits groupes gentilices sur un sol difficile. C'est bien à cette patience tenace que l'on doit de trouver encore des habitants dans un pays qui serait, sous des climats moins extrêmes, rendu au désert. On sait que cela tient à des ressources plus sociologiques qu'économiques : ce mixte peu rationnel que l'on appelle «économie domestique».
Alors la Révolution? Au nord, on a incendié des commissariats, des officines politiques, des supermarchés – notamment une chaîne des magasins repérée comme une prébende des Trabelsi, les parents trop gourmands de la présidente. Au Sud, que brûler sans se démolir soi-même ? Sans doute quand même peinturlurer les coûteux monuments à la gloire du «changement» du 7 novembre. Les responsables politiques locaux, délégués et gouverneurs, ont été déménagés, parfois plusieurs fois. Les imams des mosquées qui devaient dire la prière selon les directives présidentielles ont été permutés. Les cellules du RCD, l'ex-parti au pouvoir, ont été désactivées, sans que leurs membres soient vraiment pourchassés : eux aussi sont du coin. La politique, la vraie, reprend pourtant ses droits, avec les officines de Nahdha, le mouvement islamique qui occupe méthodiquement le terrain jusqu'aux villages les plus reculés. Celles des conservateurs modérés du Parti Démocrate Progressiste (PDP) ne sont jamais très loin.
Je serai curieux de voir ce qui sortira des urnes, le 23 octobre prochain, suite à la grande dissémination des partis – une centaine à ce jour. Mais ce qui m'est apparu dans ce Sud profond, c'est la persistance anthropologique d'un pragmatisme bédouin, une population réputée aussi pour son agnosticisme, et qui consiste cette fois à ne pas se laisser saouler par les illusions de la politique théorique. C'est la patience, à peine irritée, qui prédomine. Ces gens-là ont toujours été sensibles à l'injustice, mais ils savent aussi qu'il n'y a pas de miracle à attendre du pouvoir. Ils savent surtout que le vrai ressort de ce pays est ailleurs : dans la capacité à se maintenir ensemble sur un sol inhospitalier.
Il faut aller en Tunisie : c'est intéressant, c'est intelligent, c'est sympathique, et ça ne peut pas leur faire de mal.


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