Par Raouf El Fatmi Tout à la fois rupture, défi et promesse, mais en des temps différents, toute révolution s'apparente à un corps vivant entré en mue. Une métamorphose animée d'un processus immuable en trois états successifs dont le rythme de transformation et les formes d'agrégation, soumises entièrement aux forces qui l'impactent selon l'environnement où elle se trouve plongée, couvrent une multitude de trajectoires et autant de possibilités d'êtres nouveaux. Pas plus qu'une autre, la révolution tunisienne n'échappera pas au triptyque séquentiel inhérent à sa nature. Si l'état de rupture — toujours brusque — est bel et bien consommé, il importe de le comprendre comme la totale mutation d'un sol dur, sec et granitique, en terre d'argile, meuble et pour un temps malléable à merci, avant que de nouveau il ne durcisse, cristallisant les formes qui lui auront été imprégnées. Sans s'évaporer, l'euphorie qui a accompagné la disparition des structures malsaines que la rigidité du sol tenait fermement enchâssées dans ses matériaux, s'est teintée d'inquiétude au contact d'un milieu inédit, instable et mouvant, offrant autant d'incertitude que peu de visibilité, et dont nul n'a l'expérience. C'est qu'il s'agit du second état de la révolution, assurément le plus critique de l'ensemble du processus par le niveau le plus élevé de craintes et d'espérances: l'apparition de la glaise, signature de la révolution. Nous y sommes donc ! Et le moment est historique par l'ampleur du défi qu'il propose à tout un peuple. Comme un potier se sert de ses mains expertes pour façonner son œuvre pendant qu'elle n'est qu'argile, nous devons nous saisir de cette matière pour la travailler dans le sens de nos aspirations. Une chose est sûre : la poterie prendra la forme que nous lui aurons insufflée ; il ne peut en être autrement. Cette heureuse certitude, perdue dans une mare d'inconnues, nous fait obligation d'adopter la seule option qui vaille : mettre la main à la pâte et prendre la liberté de la modeler, impérativement. L'art de la poterie nous est étranger ? Qu'importe! Nous devons nous transformer, sans délai, en peuple-potier … pour une poterie à 20 millions de mains. Effrayant ? Peut-être ! Exaltant ? Sûrement ! par la portée de l'œuvre qui pourrait être produite. Cela dit, par où commencer ? Sous quelle forme et selon quel mode ? Y a-t-il des priorités? Peut-on en établir un correct ordonnancement ? Selon quel critère ? Face à autant d'orientations, dont chacune — on s'en doute — n'offre pas la même perspective, il nous apparaît salutaire d'opter pour la seule démarche dont nous pouvons assurer la maîtrise : «Pallier l'expérience qui nous fait défaut par l'adoption d'un outil-moteur qui nous est propre, et en faire une boussole infaillible, forcément infaillible : l'exigence de soi». Notre propre exigence, celle que nous sommes capables d'exprimer d'abord envers soi-même en toute circonstance, avant de l'affirmer et la faire valoir vis-à-vis de quiconque. C'est cette exigence de soi, réfractaire à toute compromission sur ce que l'on tient pour essentiel, qui va nous permettre de cheminer avec assurance entre adhésion aux uns et opposition aux autres, en jouissant de la quiétude d'avoir, à chaque fois, fait le bon choix. De même que l'artiste-potier se sert de l'image projetée de l'œuvre qu'il ambitionne de créer pour pouvoir guider ses mains avec assurance, il nous faut d'abord imaginer l'œuvre que nous ambitionnons d'obtenir, identifier son armature et déceler ses éléments fondamentaux, puis nous appliquer à les assembler de façon optimale, en portant prioritairement un soin particulier à la fondation de la structure, et davantage encore à ce qui en constitue sa pierre angulaire. Si l'exigence de la dignité humaine est la marque avérée de la révolution tunisienne, notre ambition est de donner corps et vie à une Constitution qui, sauf à trahir l'esprit même de la révolution tunisienne, puisse garantir cette exigence-là. C'est cette ambition-là que nous reconnaissons à la révolution tunisienne, et c'est cette réalité-là que la Constitution doit avoir entérinée lorsque sa promulgation aura signifié la fin de l'état-argile de la révolution. Alors, et alors seulement, la promesse de la révolution pourra fleurir sur une terre redevenue nourricière pour laisser éclore ce que nous y aurons semé. La dignité n'ayant aucune possibilité d'existence en dehors d'une liberté réelle, nous devons veiller prioritairement à ce que la Constitution garantisse l'exercice effectif de la liberté de chacun, de toutes ses libertés, au premier rang desquelles la liberté de conscience (en ce qu'elle constitue – de fait – le socle de la liberté d'expression et le pilier de la liberté d'entreprendre) afin que la reconnaissance et la préservation de la dignité de chacun puissent être effectivement garanties. Il importe, ici, de préciser que la liberté de conscience ne se résume pas à la liberté de penser, elle englobe également la liberté religieuse. De sorte que s'il n'y a pas lieu de légiférer sur la première en vertu de son caractère inviolable (elle est par nature hors d'atteinte), il en va autrement de la seconde en ce qu'elle peut induire un culte dont la pratique peut être publique. Aussi, si notre ambition première est de jouir pleinement de la liberté, nous nous devons de considérer la liberté de culte — expression de la liberté religieuse — comme l'exigence première des droits fondamentaux du citoyen, devenus alors l'étendard d'une Constitution fidèle à l'esprit de la révolution tunisienne. Cette ambition réclame le seul cadre juridique capable de la porter et de la faire vivre : la Laïcité. Parce que seule la laïcité proclame la liberté de culte et protège sa libre pratique. La laïcité est au pluralisme, synonyme de démocratie, ce que la religion d'Etat est au parti unique, synonyme de dictature. Vouloir la dignité, c'est exiger la laïcité. Ne pas faire ce lien intime, c'est se tromper de combat ! Instruits de l'exigence propre à la dignité, et certains de comprendre avec acuité que la laïcité est la matrice des libertés, nous pouvons maintenant nous saisir avec assurance de la matière façonnable que la révolution nous propose, et — sans trembler — graver de nos mains la laïcité sur la première pierre fondatrice de l'édifice-constitution que nous sommes appelés à ériger.