Le poète et grand homme de lettres Ahmed Keïreddine a profondément marqué les arts tunisiens au siècle dernier. C'est d'abord l'homme de Haj Klouf, une série radiophonique ramadanesque culte des années 60-70. Ensuite, on lui doit un nombre considérable de paroles de chansons d'une sensibilité et d'un talent devenus rares. A la Zitouna Il faut dire que le parolier de Ya lïti et Hayarni ettir elli yeghani fréquentait les cercles les plus érudits : le club de la mosquée Zitouna à l'école Slimania qui rassemblait les anciens zéïtouniens, le club El Khaldounia, des conférences et manifestations littéraires et scientifiques, animées par Othman Kaak, né à Tunis en 1890, mort en 1945, fondateur de l'Association des avocats tunisiens. Celui-ci publiait des articles fort intéressants sur les journaux et donnait des causeries à la Radio tunisienne. Notre poète et écrivain fréquentait assidûment, également, le club Mustapha Agha et le club Chedly Khaznadar situés au Kram... Sa fréquentation de lieux de connaissances et de sciences a affûté son registre culturel. Il arrivait aussi que l'historien Othman Kaak organisait des excursions littéraires et scientifiques au nom de l'Institut supérieur des recherches. A la radio, c'est Bouraoui Ben Abdelaziz qui en avait la charge. Ces voyages portèrent Ahmed Kheïreddine en France, en Algérie, en Libye... A sa sortie de la Zitouna, il a enseigné durant quinze ans, soit entre 1926 et 1941. Il enseigna à la Zitouna en 1926. Entre 1928 et 1941, il appartint au corps enseignant de l'école coranique, rue El Ouerghi, dirigée par M. Baccouche. Il exerça par la suite en tant que secrétaire à la Mosquée Zitouna. Il s'établit à la maqsoura Ibn Asfour au souk el kémach (des tissus) avec feu Tijani Gherab. Il sera, juste après, surveillant au lycée Ibn-Khaldoun. Un créateur éclectique En 1938, la Radio nationale a vu le jour. Ahmed Kheïreddine a été un précieux assistant du directeur du service arabe, Othman Kaak. Il écrivait en même temps les pièces de théâtre et traduisait en collaboration avec Othman Kaak des pièces de théâtre françaises qui seront aussitôt jouées. Notre homme de lettres écrivit pour les journaux et revues des critiques littéraires et artistiques. En 1936, il intégra le groupe d'Al Mostakbel Attamthili (L'avenir théâtral) et d'Al Masrah Attamthil El Arabi (le théâtre arabe) qui ne feront par la suite qu'une seule troupe. Il écrivit notamment pour ces troupes fusionnées : Al Kahina en arabe littéraire, et en arabe parlé Ched méchoumek (Un tiens vaut mieux,...), Rajaâtlou aqlou (Elle lui a rendu la raison), El Hadj Klouf fil hammam (El Hadj Klouf au bain maure), El Hadj Klouf fil khlâa (El Hadj Klouf en villégiature). En matière musicale, il en apprit les secrets et les règles à l'école supérieure des langues et des lettres arabes à El Attarine des mains de Ali Dérouiche. Il jouera ainsi du luth et apprit un tas de chansons. Mouhal kelmet ah! Lors de la fondation de la Rachidia, il intégra le groupe chargé de relancer la musique tunisienne en écrivant des textes rompant avec la médiocrité et le trivial de l'époque. Et cela n'a pas été sans l'exposer aux remarques les plus désobligeantes, voire blessantes, de ses collègues enseignants et même de ses élèves. Il eut ainsi maille à partir avec son directeur qui considérait la chanson en général comme un domaine de débauche. Invité par le brillant présentateur et producteur de TV, Khaled Tlatli, Ahmed Kheïreddine révéla qu'il avait écrit les paroles de 238 chansons et que celle qu'il préférait par-dessus tout est Mouhal kelmet ah tébri el ella (Il est impossible qu'un ah! nous guérit). Cette chanson a été composée par Cheikh Ternane et chantée par Aïcha. C'était en fait la première chanson dont il écrivit le texte. Il a également aimé les paroles écrites par Ali Riahi Ya lïati chabbet ayounek fiya (Oh! ma douceur, tes yeux m'ont pénétré). D'autres chansons célébreront le souvenir de leur parolier Kheïreddine, telles que Ya msafara (Oh toi qui pars!), Ellila el gamra gharet mennek (Ce soir, la lune est jalouse de toi), Aïn ghzali soud khliga (Les yeux de ma gazelle). Ahmed Kheïreddine a longtemps regretté que Ettir smaat nouahou (L'oiseau dont j'entends la plainte) ait été longtemps négligée. Avant que Hédi Jouini réhabilite ce texte qu'il considère parmi les plus inspirés et brillants qu'il ait écrits. Il avoua lors de la même émission produite et présentée par Khaled Tlatli, qu'il lui arrivait d'écrire les paroles d'une chanson en une nuit, alors que la maturation de certaines autres exigeait plus d'un mois. Haj Klouf Au sujet de ce fin personnage, «Haj Klouf, Ahmed Kheïreddine a dit : «La curiosité frise parfois l'indélicatesse, ou l'impolitesse, ou encore la goujaterie». A force de s'ériger donneur de leçons ou de redresseur de torts, Haj Klouf essuie la désapprobation et l'hostilité des gens. Et la Tunisie entière eut longtemps, dans les années 60-70, son archétype que la légende du théâtre et de la télévision allait pérenniser. En seulement trois mois, au début de la longue histoire, ce personnage sera joué au théâtre 22 fois. Une légende était née. Le succès de cette comédie ne se démentira plus jamais. Chaque spectateur se reconnaissant un peu dans ce personnage hors du commun et tout à la fois très familier.