Par Amin Ben Khaled* "La Constituante rédigera la future constitution, et ce, durant un an", si on veut donner une réponse de juriste; "La Constituante fera tout … le temps qu'il faudra", si on veut donner la réponse évasive si chère à certains de nos politiciens. Cependant, dans ce qui va suivre, nous allons-nous limiter à la réponse purement juridique et montrer pourquoi la future Constituante est – juridiquement – limitée et dans ses fonctions et dans le temps. Que fera-t-elle ? Pour répondre à cette question limitons-nous à la syntaxe juridique et tâchons de voir de près ce que veut dire le terme "Constituante". En effet, une Constituante est un organe – élu ou non – chargé de rédiger la constitution. C'est la raison pour laquelle on l'appelle d'ailleurs Constituante, car l'appellation fait référence à la "Constitution". Cette remarque, qui semble anodine, a une importance cruciale à nos yeux, surtout lorsqu'on sait que la Constituante – qui nous vient tout droit du jargon de la Révolution française – est traduite dans la langue arabe par le terme "Majlis Tasisi" (littéralement Assemblée fondatrice). Il s'avère que le choix d'une telle traduction – qui a été fait dès l'aube de l'Indépendance par Bourguiba et Cie et que tout le monde considère, depuis, comme un choix indiscutable – est abusif pour ne pas dire fourbe. En effet, la traduction arabe opère un véritable glissement sémantique en laissant entendre que la Constituante possède, outre la prérogative de rédiger la constitution, d'autres prérogatives plus abstraites et moins claires et qui consistent à " fonder " (Tasis) tout ce qui touche de loin ou de près à l'Etat, à la société et au citoyen. Nous connaissons la suite et savons comment cette première Constituante avait donné naissance à un régime politique hégémoniste qui a voulu contrôler et l'Etat et la société et l'individu et qui a continué inlassablement à sévir jusqu'à l'aube du 14 janvier avec une constitution malléable et frivole. Il s'agit donc d'un anachronisme – souvent peu innocent – que de faire croire encore aujourd'hui au citoyen tunisien que la Constituante signifie un "être absolument premier", une sorte de moteur incontrôlé et incontrôlable, chargé de faire absolument tout. Cette vision "métaphysique" de la Constituante, que laisse entendre la traduction arabe, fait désormais partie d'une littérature juridique désuète ; littérature qui faisait dépendre la création du droit d'un être supérieur, quasi divin, absolument libre et souverain. Evidemment, la science du droit est devenue aujourd'hui plus réaliste, plus pragmatique, plus prudente, bref en un mot … plus "scientifique". Elle considère ainsi les lois (en premier chef la loi fondamentale qui est la constitution) comme étant le produit d'institutions légitimes certes mais d'institutions dont la finalité, le mécanisme et les prérogatives doivent être clairement prédéfinis. L'on pourra dès lors se poser la question de savoir qui gouvernera le pays pendant que la Constituante s'attellera à rédiger la future constitution? En réalité, tant que la constitution est encore en gestation, nous demeurons logiquement dans une période provisoire – attendu que la future constitution, une fois approuvée, marquera le commencement d'un nouveau régime politique en bonne et due forme –. Il conviendrait donc qu'un gouvernement provisoire se charge de gérer les affaires courantes du pays durant ce laps de temps. Selon cette logique, ce gouvernement ne sera pas "issu" de la Constituante – car dans ce cas, il y aura un double emploi abusif de la part de cette dernière – mais sera plutôt un gouvernement "approuvé" par la Constituante, gouvernement dont les membres ne seront que des technocrates chargés de maintenir les grands équilibres du pays durant cette période fort sensible, et ce, en attendant la venue d'un véritable gouvernement légitime issu, cette fois, des élections qui seront régies par la future constitution. Combien de temps durera-t-elle ? La réponse que l'on entend souvent à cette question et qui revient comme un leitmotiv dans nos débats politiques est la suivante: la Constituante est souveraine en ce sens qu'elle fixera d'elle-même la durée de ses travaux. Mais qu'en est-il vraiment sur le plan juridique ? En réalité, il y a un texte juridique qui fixe la durée de la future Constituante, il s'agit du décret n°1086 du 3 août 2011. En effet, l'article 6 dudit décret, stipule que la Constituante ne doit pas dépasser le délai d'un an pour rédiger la constitution. Cependant beaucoup – y compris d'éminents juristes – diront que la Constituante, une foi élue, pourra "transgresser" ou du moins abroger le décret en question, et ce, en se fixant d'autres délais pour la rédaction; la Constituante ne représentera-t-elle pas l'unique autorité légitime sur scène, disent-ils déjà ? En fait, et sur le plan purement juridique, tel scénario, qui semble pour certains tout à fait prévisible et légitime, est à notre sens illégal, et ce, pour au moins trois raisons. Tout d'abord, comme on l'a vu plus haut, la Constituante possède un objet précis, à savoir la rédaction de la constitution. Ainsi, et sur un plan purement technique et procédurier, ladite Constituante ne pourra prendre de décisions qui sortent du cadre de la rédaction de la constitution sans tomber dans une forme d'excès de pouvoir. Aussi, cette instance ne pourra abroger un texte de loi qui constitue en quelque sorte sa raison d'être et qui fixe sa finalité, ses modalités et sa durée. Car si la Constituante le faisait, elle serait comme le serpent qui se mord la queue, en ce sens qu'elle tombera dans un cercle vicieux qui la transformera en une assemblée incontrôlable et imprévisible. Ensuite, il convient de rappeler que le décret qui limite la durée de la Constituante n'est pas un décret quelconque. Il s'agit d'un décret qui fait appel aux citoyens tunisiens pour élire les futurs membres de la Constituante et qui fixe les modalités effectives quant au déroulement des élections. Ainsi, et sur le plan de la théorie du droit, les millions de citoyens tunisiens qui iront voter le 23 octobre prochain savent (théoriquement) qu'ils vont voter pour une Constituante qui devra durer un an. Par conséquent, la Constituante, une fois élue, ne pourra pas, sous peine de dictat institutionnel, se retourner contre le peuple tunisien. Enfin, l'argument de ceux qui considèrent que le décret fixant les délais de la future Constituante, manque de légitimité – puisqu'il émane d'un pouvoir provisoire non élu, à savoir le gouvernement actuel– est un argument peu sérieux, très faible et en dernière analyse inopérant. Car si on suit la logique d'un tel raisonnement, on arrivera à considérer que les futures élections sont tout aussi illégitimes que le décret qui les organise, attendu que tout ce qui se base sur un fondement nul est considéré lui-même comme étant nul. Or un tel décret ne peut qu'avoir une légitimité certaine, voire une légitimité renforcée, puisqu'il recevra, le 23 octobre prochain, une réponse favorable et massive de la part du peuple tunisien qui ira élire la future Constituante. Mieux encore, ce décret constitue l'un des textes juridiques les mieux respectés et les plus solennels qui puissent exister dans notre ordre juridique actuel, attendu qu'il mobilisera, pour la première fois dans notre histoire, des millions de nos concitoyens un peu partout dans le monde et en quelques heures, afin d'élire la prochaine Constituante. Ainsi notre décret possède une quadruple valeur juridique, politique, sociale et morale incontestable et par conséquent, revêt une légitimité certaine. "La future Constituante rédigera la constitution, et ce, durant un an", est par conséquent l'éclairage que semble apporter le droit à certains questionnements relatifs à cet édifice "clair-obscur" qu'est la Constituante. Bien évidemment, le discours juridique n'est pas l'unique discours susceptible de nous éclairer sur la chose. Il y a toujours, répétons-le, d'autres angles de vue qui partent du politique, de l'idéologique ou du philosophique. Mais dans notre cas d'espèce, et dans cette "lourde lumière sombre" qui enveloppe de plus en plus nos débats politiques, il convient tout de même de prendre la peine d'observer ce que la raison juridique projette sur une institution qui relève, que l'on le veuille ou non, du domaine du droit.