Par Kamel AYADI* La lutte contre la corruption a pris une dimension pratique avec l'entrée en lice du monde des affaires. Ce tournant constitue une avancée remarquable, car c'est bien là où la vraie corruption a lieu. Les plus grandes entreprises se sont engagées à éradiquer ce fléau et à s'abstenir de payer des pots-de-vin .La notion de «clean businees» est en train de gagner du terrain. Plusieurs initiatives s'inscrivent dans cette optique. On cite en particulier celle du Forum économique mondial (Paci), partenariat contre la corruption, qui est une plateforme permettant aux entreprises de s'engager à adopter des politiques de lutte contre la corruption et de les décliner en mécanismes et outils qui aboutissent à des résultats concrets. Beaucoup d'entreprises se sont engagées sur cette voie. Les entreprises américaines sont pionnières dans ce domaine. Elles se sont engagées très tôt dans des processus de formalisation de l'éthique dans les systèmes de management. La manière dont les Américains abordent l'éthique relève de l'approche utilitaire (ethics pay, ethics is good business).La pratique managériale fait prévaloir l'éthique qui «correspond à l'intérêt bien compris de l'entreprise à long terme». Plus de 90% des grandes entreprises américaines possèdent une politique éthique formelle. L'approche utilitaire ne signifie pas l'instrumentalisation qui vise à mobiliser l'éthique pour des besoins de communication et de prestige et qui ne correspond pas à un contenu concret. Où en est-on en Tunisie ? La Tunisie doit se mettre au diapason de cette dynamique internationale caractérisée par la mutation du monde des affaires vers plus de transparence et de prise en charge de l'intégrité dans les systèmes de management. Cela est d'autant plus indispensable que des entreprises tunisiennes ont opté pour l'internationalisation et l'ouverture sur le monde extérieur. Il y va de l'avenir de nos entreprises et de l'économie tout entière. Force est de constater que le monde de l'entreprise en Tunisie reste en dehors de cette dynamique, et même très peu réceptif à ce discours. A part le secteur bancaire qui a institué le principe de contrôle de la conformité, en application de la circulaire de la Banque Centrale de 2006, le monde des affaires semble ignorer ces évolutions. Depuis mars 2011, la loi britannique classe le défaut de prévention de la corruption par les personnes morales comme un délit passible de poursuites. Il faut aussi reconnaître que la culture de l'éthique n'est pas entièrement inexistante dans nos entreprises. Son existence relève beaucoup plus de l'implicite. Il s'agit maintenant de passer d'une culture implicite vers une culture de l'explicite, avec l'adoption de nouvelles valeurs et l'intégration des mécanismes qui renforcent l'intégrité et limitent la corruption, à travers, entre autres, la création de départements d'intégrité, la nomination de déontologues, l'introduction des pratiques de délation, appelée aussi élégamment ‘'alertes éthiques' (whistle-blowing) et la protection juridiques des délateurs, l'audit éthique, le contrôle de la conformité, les codes d'éthique, etc. Ces mécanismes qui ont fait leurs preuves ailleurs doivent être adaptés à notre culture pour éviter le rejet qui s'est produit dans certains pays à l'égard de certains mécanismes. Cette nouvelle culture doit s'appuyer sur un effort de formation et de renforcements des capacités des employés en vue de promouvoir l'intégrité individuelle et de préparer le personnel à cette mutation. Les grandes multinationales ont réussi toutes ces réformes et sont maintenant en train de passer d'une culture basée sur le respect des règles à une culture basée sur le respect des valeurs. La Tunisie possède beaucoup d'atouts pour se hisser à un niveau de classement qui la place dans le peloton des pays dits «propres» dans l'Index de la perception de la transparence. L'indignation collective contre la corruption de l'ancien président et de sa proche famille a causé un choc majeur dans la conscience de toute la société. Comment un président pourrait tolérer que les richesses de son pays puissent être pillées d'une manière aussi abjecte? L'émotion devant cet état de fait pourrait générer un élan collectif pour atteindre le plus haut niveau de transparence et d'intégrité, à condition que la raison l'emporte sur les effets d'émotion et que les vraies réformes soient engagées. Il faut passer d'une culture de la dénonciation à la culture de la prévention, tout en poursuivant les poursuites judiciaires dans la sérénité et la légalité. K.A. *(Président d'honneur de l'Union mondiale des ingénieurs et président-fondateur de sa Commission internationale permanente pour la lutte contre la corruption)