Par Kamel AYADI * Il est temps de passer d'une culture de la dénonciation à une culture de la prévention, d'une culture de la conformité et du respect des règles à une culture du respect des valeurs pour juguler le phénomène de la corruption. Pour cela il faut que la société dépasse le stade de l'émoi dans lequel le débat sur la corruption s'est retrouvé depuis l'avènement de la révolution, vers une réflexion sereine sur les vraies réformes à engager, tout en maintenant avec fermeté, mais dans la sérénité, les poursuites contre les corrompus. Nous apprenons qu'une nouvelle loi-cadre sera promulguée dans le but de lutter contre la corruption. Ce faisant, la Commission nationale d'investigation sur les affaires de corruption et de malversation est passée à une nouvelle étape décisive et fortement souhaitée qui devra , espérons-le, permettre de sortir le sujet de la corruption du champ de l'émotion dans lequel il se trouve depuis l'avènement de la révolution et de le placer dans la perspective de l'action efficace, et de l'effort continu et structuré. On apprend également que cette nouvelle loi-cadre va permettre, entre autres, l'institution d'une instance nationale qui fera office d'autorité indépendante pour la lutte contre la corruption et la malversation. Cette nouvelle orientation est vivement souhaitée, tant il est vrai que la lutte contre la corruption ne saurait se limiter aux actions de dénonciation collective, ni aux efforts d'investigation et de poursuites judiciaires des corrompus. Seule l'action préventive est capable de prémunir la société contre ce fléau. Cependant, il y a lieu d'insister que la portée de la loi restera limitée si elle n'est pas relayée par la mise en place de mécanismes de prévention de la corruption et de gestion de l'intégrité. La création des instances de lutte contre la corruption ne pourrait pas en finir avec ce fléau si ces mécanismes ne sont pas mis en place. D'ailleurs, il suffit de prendre pour exemple des pays voisins de la Tunisie, comme le Maroc, l'Algérie et l'Egypte où ces instances ont été créées mais qui continuent à occuper une piètre place dans le classement de l'Index de Perception de la Transparence qui est publié annuellement par Transparence International. Prémunir le monde des affaires contre la corruption Dans le monde des affaires, la prévention de la corruption passe avant tout par la mise en place de mécanismes au niveau de la pratique managériale des entreprises, au niveau de la gestion des projets et des procédures de passation des marchés publics et de la gestion des finances publiques, tout en assurant, en particulier, l'intégrité des systèmes administratifs et judiciaires. Des avancées remarquables ont été effectuées au niveau international dans ce domaine. La lutte contre la corruption est en voie de devenir une affaire qui relève de la gestion avant tout. Au niveau international, la tendance vers l'intégration des mécanismes de lutte contre la corruption dans le management des entreprises, à l'instar des systèmes dédiés à la gestion totale de la qualité ou aussi de la sécurité professionnelle se confirme de jour en jour en s'appuyant sur l'émergence d'une expertise dans ce domaine. Avant de donner des exemples sur ces mécanismes, il n'est pas sans intérêt de situer la problématique de la corruption dans son contexte international et de présenter les efforts déployés pour juguler ce phénomène. Pendant les dernières années, il ya eu une mobilisation sans précédent contre la corruption. Des études ont démontré les effets dévastateurs de la corruption sur les économies, surtout des pays en développement. Ce phénomène sape les fondements de l'économie libérale, en ce sens qu'il constitue une distorsion des règles basiques de la concurrence, avec l'introduction d'un élément supplémentaire au couple qualité-prix .Il a été également établi que les pays où sévit la corruption se voient imposés des taux d'emprunt sur le marché monétaire international plus élevés. Ainsi un mauvais classement dans l'Index de la Perception de la Transparence peut coûter à un pays une augmentation de 0.5 de son taux d'emprunt, ce qui de nature alourdit le service de la dette et augmente le déficit budgétaire. D'après la Commission économique des Nations unies pour l'Afrique, la corruption coûte au continent africain environ vingt pour cent de son produit intérieur brut. Ce phénomène est en partie à l'origine de la pauvreté et le sous-développement de l'Afrique. Mobilisation internationale pour en finir avec la corruption La mobilisation de la communauté internationale contre la corruption a progressé de façon remarquable pendant les dernières années et a conduit à de résultants tangibles. L'étau se resserre de plus en plus autour des corrompus, qu'ils soient des individus, des entreprises ou aussi des Etas et des gouvernements. Cette mobilisation est ponctuée par de nombreux jalons dont je me contenterai d'en rappeler les plus importants. D'abord il y a eu la convention des Nations unies contre la corruption adoptée en octobre 2003 et entrée en vigueur en décembre 2005.Celle-ci a constitué le premier instrument international juridiquement contraignant de lutte contre la corruption. Cependant, et bien qu'elle ait été ratifiée par 123 Etats, cette convention n'a pas eu les effets escomptés. Les ONG actives dans ce domaine ont dénoncé à maintes reprises l'absence de mécanismes de suivi de l'application de la convention. Plusieurs initiatives au niveau régional ont apporté des résultats probants au niveau de la lutte contre la corruption. C'est ainsi que la plupart des lois des pays de l'Ocde, ainsi qu'aux Etats-Unis criminalisent les actes de corruption et les rendent passibles de poursuites judiciaires et d'emprisonnement. Cependant le tournant décisif a été celui opéré dans les pays de l'Ocde, et dans d'autres également, qui consiste à criminaliser la corruption active d'agents publics étrangers. Grâce donc à la convention de l'Ocde sur la lutte contre la corruption, corrompre un agent public étranger est considéré comme un délit et constitue une infraction pénalement réprimée. C'est ainsi que les entreprises originaires de ces pays peuvent être poursuivies dans leurs pays d'origine pour des actions de corruption commises à l'étranger. Quand on sait que vingt ans en arrière ces entreprises avaient systématiquement des caisses noires pour payer les pots-de-vin aux agents publics étrangers, notamment en Afrique malheureusement, et que cet argent était déductible de l'assiette imposable dans leurs pays d'origine, on peut imaginer l'importance de cette avancée. L'importance de cette mesure réside également dans le fait d'avoir contribué à la formation d'un consensus au niveau international en étendant la responsabilité de la corruption aux ‘'corrupteurs'' et de ne plus la confiner aux seuls corrompus. C'est ainsi qu'on a commencé à distinguer entre la corruption active(le fait de corrompre) et la corruption passive(le fait d'être corrompu). Cela est un fait majeur .Je me souviens la première fois en octobre 2005 à Puerto –Rico alors que je présidais la première conférence de l'Union mondiale des ingénieurs sur la corruption, un tollé général s'est formé chez les délégations africaines qui ont refusé que leurs pays soient désignés comme les seuls responsables de la corruption et qu'il fallait chercher des solutions à ce phénomène chez les corrupteurs des pays du Nord. C'est grâce, entre autres, à cette loi qu'une entreprise de renommée internationale comme Siemens a été épinglée par la brigade financière allemande en 2007. "L'affaire Siemens", qui a défrayé la chronique en son temps, a constitué une première dans la lutte contre la corruption .Siemens a dû payer une lourde amende à la Banque mondiale, et en Allemagne, et engager des licenciements en masse qui ont touché le PDG et plusieurs de ses collaborateurs .Mais cet incident majeur a été aussi une opportunité pour Siemens d'atteindre l'excellence en matière de lutte contre la corruption avec l'implémentation d'un programme de conformité ‘Compliance Programme'. Maintenant Siemens exige de ses clients, partenaires, et fournisseurs un engagement en faveur de la lutte contre la corruption. Elle va plus loin en faisant subir à ses nouvelles recrues des tests d'intégrité pour évaluer leur raisonnement éthique et tester leur aptitude à faire face aux dilemmes éthiques. L'engagement des bailleurs de fonds dans la lutte contre la corruption n'est pas également des moindres. Au-delà d'un certain montant, la Banque Mondiale exige l'existence d'un système de prévention et de détection de la corruption qui doit être intégré dans la gestion des projets. De même, elle publie annuellement les entreprises et les individus, consultants et autres qui ont été rendus responsables d'actes de corruption. Ces derniers sont automatiquement radiés de sa liste. Il y a quelques mois par un accord historique, baptisé ‘'Cross-debarrment'' (ou radiation croisée), a été conclu entre toutes les banques, en vertu duquel tout individu ou entreprise radié de la liste d'une banque le sera systématiquement de celles des autres. ------------------------------------------------------------------------ * (Président d'honneur de l'Union mondiale des ingénieurs, et Président fondateur de sa commission internationale permanente pour la lutte contre la corruption)