Par Jamel Gafsi Dans l'avion qui m'emmenait de Pékin à Tunis, en passant par Paris, une question, une unique question, taquinait incessamment mon esprit : Quelle identité et quel avenir pour notre pays? N'arrivant pas à m'endormir, je prenais alors mon PC et caressais les touches du clavier dans un essai de trouver une réponse – ma réponse — à cette question aussi triviale qu'intrigante. Treize heures de vol sans sommeil, intégralement dédiées à rédiger ce texte "réponse"… Et je pense que je n'ai pas encore fini… Ma structure, ou plutôt architecture, d'ingénieur m'imposait de découper cette question en traitant l'aspect de l'identité d'abord avant de me pencher sur la question de l'avenir de notre pays. Plus tard dans ma réflexion, je me rendais compte que le regard que nous portons sur notre identité est non seulement intimement lié à notre avenir, mais il le conditionne aussi. Notre identité, c'est nous-mêmes… La question sur notre identité n'a même pas à se poser ! Si je ne prétends jouer le sociologue ni le philosophe, il me paraît très clair que l'identité collective d'une société est le cumul ou la synthèse des identités individuelles des citoyens qui forment cette société. Par conséquent, notre identité se compose de mon identité, de celle de ma sœur, de mon frère, ma mère, mon père, ma voisine, mon voisin, la directrice de l'école d'à-côté, l'épicier du coin, l'agent de la poste, l'agriculteur, le chômeur, le jeune, le vieux, la villageoise et celle qui habite la grande ville, etc. Chacun d'entre nous contribue — à sa façon, par ses habitudes, ses rituels, son éducation, ses relations familiales, professionnelles et amicales — à la construction de notre identité collective.. Cette identité collective ne s'est pas construite hier matin ni le 14 janvier au soir.. Elle est aussi vieille que les ruines de Carthage, que le Colosse d'El Jem, la ville d'Utique ou de Sbeïtla, les remparts de Mahdia, Tunis, Sousse, Sfax, Hammamet, et biens d'autres, les mosquées de Kairouan, et d'Ezzeitouna , la Cathédrale de Tunis et la Synagogue de Djerba, la statue d'Ibn Khaldoun, l'avenue Farhat-Hached, le mausolée Habib Bourguiba, sans oublier Tahar Haddad et Abou Elkacem Echebbi, le taux féminin de 52% occupant les universités tunisiennes,… Toute cette liste n'est qu'une petite goutte prise de l'océan qui forme notre histoire, nos symboles et donc notre identité. Notre identité, dont nous étions toujours fiers et dont nous sommes encore plus aujourd'hui, n'a cessé d'évoluer tout au long de l'histoire de notre pays, à travers des siècles, pardon des millénaires… Mais, en évoluant, notre identité ne nous a jamais demandé notre avis, elle évolue quand elle le décide, à son rythme, calmement, sans bouleversement, et nous devons tous nous en réjouir! Sommes-nous – brusquement et d'une façon aussi arbitraire qu'orchestrée — réveillés pour nous emparer de cette fausse question sur notre identité et voulons-nous vraiment bouleverser cet équilibre identitaire qui caractérise notre société ? Notre identité nous l'a-t-elle demandé ou permis ? Je crains que non. Je pense même que notre identité est aussi solide pour s'autogérer, elle n'a besoin ni de nos leçons ni de nos calculs trop " court-termistes ".. L'identité ne se commande pas ni ne se crée par un coup de baguette magique. On ne se réveille pas un petit matin, aussi important fût-il, pour se dire : changeons notre identité ! Le 15 janvier ne peut déroger à cette " loi ". Toutes les révolutions du monde, tous les changements politiques au monde n'ont pu toucher aux identités de leurs peuples et de leurs sociétés : le mur de Berlin est tombé, mais les Allemands ne sont pas devenus français, l'Union soviétique a disparu de la carte géopolitique, mais les Russes ne sont pas devenus américains, le modèle économique chinois s'est métamorphosé, mais les Chinois sont restés bien eux-mêmes, et rien au monde ne changera leur identité riche de cinq mille cinq cents années d'histoire…. Nous devons orienter toute notre énergie vers le développement de notre pays, silencieusement et calmement Notre pays est le plus homogène parmi tous les pays arabo-musulmans : une langue, une religion, un taux très élevé d'alphabétisation, une espérance de vie pour laquelle tous nos voisins nous envient, une vraie classe moyenne, l'absence de tribus ou de différentes ethnies. Cela renforce encore plus ma thèse sur l'inutilité de perdre notre temps à débattre de notre identité collective, sauf si nous voulions intoxiquer notre société avec cette " drogue sociale ". Aujourd'hui plus que jamais, nous savourons tous une liberté trouvée – car elle n'existait vraiment pas auparavant — qui vient rompre avec tant de décennies de misère intellectuelle et de la pensée, échaudées par l'immobilisme et/ou les humiliations. Cette liberté, pour qu'elle nous soit utile et efficace, doit être une force d'innovation, de création, de travail, de contribution, de sacrifices aussi afin que nous préparions ensemble un meilleur avenir pour nos enfants. Si une grande partie de nous ont vu leur jeunesse volée à plusieurs niveaux, ne soyons pas stupides pour voler celle de nos enfants et de leurs enfants… L'histoire ne nous pardonnera jamais et ne facilitera certainement pas une deuxième chance comme celle que nos jeunes nous ont offerte! Ainsi, nous devons nous concentrer sur les enjeux les plus essentiels pour l'avenir de notre pays qui, d'après moi, sont d'ordre institutionnel, économique et éducatif: •Rompre définitivement avec la corruption, le clientélisme, et la délinquance de l'Etat • Moderniser les institutions, établir un Etat de droit où la loi est — dans la pratique et non pas sur le papier — au-dessus de tous, • Instaurer la culture du mérite à tous les niveaux de la société en commençant par l'éducation, les concours, l'embauche, l'octroi des projets… En instaurant la culture du mérite, la création et l'entreprenenriat se développeront, l'injustice diminuera, l'inégalité entre les régions se réduira, et la confiance tant espérée et regrettée entre l'Etat et le citoyen s'établira enfin… • Combattre ce fléau nommé chômage et au passage créer les bases d'un développement durable pour notre économie en focalisant sur des créneaux porteurs et stratégiques à long terme aussi, • Réformer notre modèle et nos programmes d'enseignement (du primaire au supérieur) afin de former et orienter nos jeunes vers les filières stratégiques, d'avenir et dont notre pays aura besoin, • Bien entendu, la réforme du système éducatif doit être précédée d'une réforme, une stratégie et des choix économiques et industriels bien étudiés et préparés. L'ouverture vers et l'adaptation aux autres sont les clefs du développement de notre pays Nous n'aurons aucune chance de nous développer et de rejoindre le club des pays prospères si nous continuons de chercher en vain la quadrature du cercle, à savoir d'un côté prétendre vouloir nous moderniser, moderniser nos institutions, nos administrations et notre économie, et de l'autre côté nous enfermer ou plutôt nous renfermer sur nous-mêmes sous prétexte de protection identitaire, ou de divergence intellectuelle, religieuse ou de civilisation avec le monde qui nous entoure… Le vrai développement et la vraie prospérité passeront sans doute par un effort programmé et voulu que nous devons entreprendre pour nous adapter, nous ouvrir aux autres… Nous adapter et nous ouvrir aux autres ne signifie nullement perdre notre identité ni notre âme. Tant de nations l'ont démontré par le passé, et plus récemment encore et encore. La Chine a réussi, en quelques petites décennies, à détrôner progressivement la France, l'Angleterre, et plus récemment l'Allemagne et le Japon, et elle se prépare pour prendre la toute première place des Etats-Unis, symbole de la superpuissance mondiale. Ils ont parcouru leur chemin vers la prospérité par petits pas, calmement, sans bruit, progressivement, mais certainement en s'adaptant au monde extérieur et sans pour autant sacrifier leur identité. Symbole de leur progrès fulgurant, Shang Hai compte aujourd'hui plus que cinq mille gratte-ciel, plus que New York et Los Angeles réunis. L'exemple de l'Inde est aussi étonnant que prévisible : il y a juste vingt ans (1991), l'Inde sombrait dans une crise économique sans précédent. Le gouvernement de l'époque a alors décidé d'assouplir les restrictions sur les entreprises, les transactions, permis l'investissement étranger, permis d'importation, frais de douane, etc. Bref, l'économie a été libérée de tant de contraintes, et hop, elle commença à décoller. Ajoutons à ceci l'esprit patriotique des Indiens vivant aux Etats-Unis, aidés par les pouvoirs publics, pour construire la plus importante industrie informatique au monde en quelques années… Nul ne doute, cependant, que les Indiens ont préservé leur identité alors qu'ils se sont bien ouverts et adaptés au monde entier. On peut continuer de citer d'autres pays comme le Brésil, le Chili, la Roumanie, la Turquie, et bien d'autres de toutes tailles et de toute géographie. Tous ayant en commun : orienter les efforts de la liberté trouvée ou retrouvée vers le développement de leur pays. Tous ont réussi à le faire, à des degrés divers, et tous ont préservé leurs identités aussi diverses qu'elles soient… Pourquoi pas nous ? Le repli sur soi sous prétexte identitaire peut animer et alimenter la haine envers les autres. La haine des populistes européens envers les immigrés musulmans est cachée derrière le prétexte de l'identité chrétienne de l'Europe. La logique de la haine est sans doute la pire des stratégies et des chemins qu'une société puisse prendre. Surtout pour des sociétés dont l'identité prouve une ouverture historique incontestée comme c'est le cas de la Tunisie. La haine est tellement trompeuse qu'elle nous pousserait à applaudir un tsunami aussi géant que dévastateur, qui monte vers nous, si ce dernier engloutit nos ennemis d'abord! En d'autres termes, la haine envers les autres sous prétexte identitaire et repli sur soi-même finira par nous détruire ! La logique de la haine pousse vers une " dictature intellectuelle " qui ne reflète qu'une incompétence morale de ceux qui l'alimentent. D'ailleurs, la quasi-mafia, dont nous avons souffert pendant au moins les dix dernières années souffrait gravement de ce symptôme d'incompétence morale et intellectuelle. Enfin, la haine et le repli identitaire, s'ils vont de l'avant, provoqueront une régression sociétale mettant en cause ce que tant de générations s'étaient employées à construire. Le pilote nous annonce que nous commençons notre atterrissage et qu'il nous reste donc 30 minutes. Je ne sais toujours pas si j'ai répondu à la question initiale, mais ce que je sais est que notre pays, fort de: • son identité multi-millénaire, • ses citoyens alphabétisés, • sa classe moyenne bien installée, • son ouverture naturelle sur notre environnement, sur nos voisins proches et lointains • son refus de la haine et de la violence • sa richesse en matière intellectuelle dans l'absence de toute autre matière naturelle (et tant mieux) Tout cela me donne envie de répondre à la question initiale comme suit : Notre identité, c'est nous-mêmes.. Notre avenir est entre nos mains, nous pouvons en faire des miracles si nous le voulons. Notre ennemi sera notre incapacité à nous adapter, à nous ouvrir, et à éviter la haine entre nous et envers les autres. Malgré toutes les difficultés qui nous attendent sur le chemin de la construction d'un avenir meilleur, malgré toutes les zones d'ombre, ajourd'hui je n'ai jamais été aussi optimiste pour l'avenir de mes enfants et de leurs enfants. L'hôtesse vient de me demander d'éteindre mon PC. Nous sommes arrivés… Parfait ! J.G.