Par Sadok Belaid* Le système démocratique est fondé sur l'idée admise par tous que les élections (qu'elles soient, ordinairement, législatives ou, exceptionnellement, constitutionnelles) sont une consultation populaire portant sur un programme politique sur la base duquel les électeurs choisissent des députés auxquels ils font confiance pour la réalisation dudit programme. Le choix du programme politique précède logiquement le choix des élus et non pas l'inverse. Qu'en est-il de la situation actuelle dans notre pays, à la veille du 23 octobre ? Il faut avoir le courage de dire carrément et brutalement au peuple tunisien que nous ne sommes pas du tout dans ce cas, et qu'en conséquence, il lui faut en prendre acte et agir. Démonstration : * - La Tunisie, à la différence de celle de la période 1956-1959, n'a, au lendemain du 14 janvier dernier, ni programme ni leadership politiques. La Révolution du 14 janvier, partie de la base et non pas du sommet, n'avait ni programmes politiques précis et solides, ni chefs légitimes prétendant les mettre en œuvre ou capables de le faire. En d'autres termes, notre pays se trouve dans l'hypothèse de la double absence de programme et de leadership. D'un côté, et alors que nous sommes à la veille de l'élection de la future Assemblée nationale constituante, aucun projet constitutionnel valable n'a été présenté, à ce jour, par aucune des parties prenantes ni par aucun parti politique. L'absence de réactivité des partis politiques à ce défi majeur montre que la composante fondamentale de toute consultation démocratique – i. e., ici, le programme " constitutionnel" – est actuellement inexistante, ou presque. Voter, oui, mais voter pour quoi ?. C'est la question qui se pose encore aujourd'hui et qui fait que, faute d'une réponse claire et consistante, les prochaines élections du 23 octobre risquent de n'avoir aucune signification valable. D'un autre côté, la situation est encore aggravée par l'absence de leadership politique. Contrairement à la période 1956-1959, la situation actuelle est désastreusement et doublement handicapée. D'abord, non seulement, il n'existe pas de partis politiques porteurs de programmes, mais encore ces derniers sont, dans leur grande majorité, tellement nombreux, tellement divisés, tellement insignifiants politiquement du fait de leur jeunesse et de leur inexpérience, qu'ils sont incapables d'incarner une quelconque ligne politique ou constitutionnelle claire et crédible, Ensuite et surtout, ces partis n'ont, en tout état de cause, aucune audience auprès de l'opinion publique, comme cela a été abondamment démontré par divers évènements, dont le plus récent est l'abstention de mauvais augure de la grande majorité des électeurs lors des inscriptions sur les listes électorales. En somme, pas de programmes valables, et aussi pas de représentants crédibles. Il en découlera que l'organisation d'élections constituantes dans pareilles conditions risque d'être un très mauvais départ pour la démocratie dans notre pays. **- Le peuple tunisien se rend compte de la gravité de la situation et de l'obligation pour lui, et lui tout seul, de changer le régime constitutionnel en toute démocratie et en toute conscience de l'importance de cette opération électorale. 1 – En l'absence d'un programme clair, solide et suffisamment détaillé relativement au futur avenir constitutionnel et politique du pays du fait de l'éclatement imprévisible de la Révolution du 14 janvier, le peuple tunisien doit se créer l'opportunité de déterminer, à tout le moins, les fondements, les lignes-forces, les limites et les interdits que le futur système politique doit respecter. Il doit avoir la possibilité de donner, à ce sujet, ses instructions aux futurs élus à l'Assemblée nationale constituante. Etant le titulaire de la souveraineté, ce pouvoir lui appartient en propre et nul ne peut le lui disputer, ni encore moins le lui arracher. Le peuple tunisien ne doit à aucun prix donner aux futurs élus un " blanc-seing " dans ce domaine, comme cela a été fait, regrettablement, lors de la première expérience constitutionnelle de 1956-1959. 2 – De ce qui précède, il apparaîtra que le seul moyen pour le peuple tunisien d'exprimer légitimement sa volonté souveraine est, et ne peut être que le recours au référendum. Il est hors de question de rééditer l'expérience de la première Constituante (1956-1959). Il ne peut être question d'une quelconque "délégation" de volonté, ni d'un "mandat en blanc", de la part du peuple. Le peuple doit exprimer sa volonté directement et donner ses orientations à ses futurs élus. Pour ce faire, la période située entre le 1er et le 30 septembre prochain nous semble tout à fait appropriée. 3 – Le référendum ainsi proposé devra avoir lieu le 23 octobre prochain, c'est-à-dire le jour même de l'élection des membres de la future Assemblée nationale constituante. Cette opération ne demandera pas à la Haute Instance indépendante pour les élections des efforts insurmontables puisqu'elle aura à utiliser les mêmes personnels, les mêmes équipements et les mêmes moyens financiers – ou presque. Il sera hors de saison de prétexter du caractère précipité de cette nouvelle consultation pour la mettre en question : le caractère exceptionnel des circonstances révolutionnaires actuelles devrait être un argument suffisant pour justifier amplement ce projet. 4- Comment organiser concrètement cette nouvelle consultation ? Selon notre proposition, il s'agira simplement, le jour des élections du 23 octobre, d'ajouter une nouvelle urne, de sorte que l'on aura deux urnes, la première pour recevoir les réponses des citoyens aux questions posées au référendum (et dont il parlera plus loin), et la seconde pour recevoir les bulletins d'élection des candidats à la future Assemblée. En entrant dans l'isoloir, l'électeur aura ainsi deux bulletins à remplir, le bulletin du référendum ne lui demandera qu'une ou deux minutes supplémentaires pour répondre aux questions posées, le second pour choisir la liste de candidats qu'il préfère. Par ce sacrifice de quelques minutes seulement, il épargnera au pays des difficultés et des malentendus considérables et il aura l'assurance que sa participation à la consultation populaire n'aura pas été une simple passade, comme cela a été le cas toutes les autres fois… Il va sans dire qu'un effort médiatique doit être fourni en vue de faire admettre aux citoyens cette nouvelle idée, le grand intérêt à la mettre en œuvre et les avantages très importants que la démocratie tirera de cette opération. Cet effort doit se déployer au long du mois de septembre : trente jours : cela est suffisant pour sauver une nouvelle expérience démocratique, encore dans l'enfance. 5 – Sur quelles matières doit porter cette consultation populaire ? Sur les questions fondamentales que, du fait de l'agitation de la période révolutionnaire et des maladresses et improvisations elle implique, les uns et les autres – et nous n'excluons personne — n'ont pas posées et ne leur ont pas apporté à temps les solutions appropriées. En des termes très simples, disons que le référendum devrait porter notamment sur les points suivants : i- adoption des principes de la démocratie, de l'Etat de droit", de la séparation équilibrée des pouvoirs, des libertés fondamentales ; ii- définition de la nature du futur système politique (parlementaire, présidentiel, mixte) ; iii- la nécessaire soumission du projet de Constitution au vote populaire ; iv- l'organisation provisoire des pouvoirs publics ; v- la durée du mandat de la Constituante. ***- A notre sens, la détermination d'un minimum d'instructions à l'intention de ses futurs représentants pour la rédaction de la Constitution évitera au peuple tunisien de se sentir trompé ou trahi le jour où il découvrira que le projet qu'on lui présente ne ressemble pas tout à fait à ce qu'il souhaitait et aux députés, eux-mêmes, de se trouver dans l'embarras d'un accomplissement controversé de la mission qui leur a été confiée. C'est aussi à la condition de l'organisation préalable d'une consultation populaire sur les orientations essentielles de la future Constitution que l'élection des députés de la nation pourra prendre tout son sens, et que leur mission aura toute sa légitimité. Si le système politique de la IIe République doit, comme nous le souhaitons tous, être fondé sur la clarté et la transparence, c'est par là qu'il faut commencer… S.B. *(Ancien doyen de la faculté de Droit de Tunis)