Même observés avec du recul, les premiers «festivals de la révolution» («Carthage» sous sa forme éclatée, privé du théâtre romain, «Hammamet» et quelques autres qu'on a pu maintenir) n'échappent toujours pas à la critique. Ce furent, hormis de rares exceptions, des festivals «improvisés», organisés à la va-vite, venus à «contretemps». Le pays n'avait la tête ni aux loisirs ni aux réjouissances. Il vaquait à ses fuites sécuritaires, à ses grèves et à ses «sit-in». Quant à l'establishment culturel, qui avait juré, d'emblée, de leur réussite, il était à l'image de son gouvernement de transition‑: il fonctionnait avec les moyens du bord, ne sachant s'il lui fallait parer au plus pressé, gérer ce qu'il avait sous la main, ou s'engager dans des réformes de structure. Sans compter, et c'était le plus déterminant, que la profession artistique était, elle-même, quasiment à l'arrêt. Dans ces conditions improbables, mettre sur pied des manifestations à part entière était forcément aléatoire. Ces festivals de la révolution ne furent surtout pas des festivals révolutionnaires. Les responsables l'avaient pourtant bien clamé, et nombre d'artistes, tout particulièrement à travers le syndicat des métiers musiciens, en ont bien agité le slogan. Dans les faits, cependant, on n'aura eu droit qu'aux concerts et spectacles de toujours. Aux mêmes musiques de «consommation courante», aux mêmes affiches et aux mêmes noms. Et si les rotaniens ont été exclus de la fête, si quelques chanteurs et troupes engagés ont pu se produire ici et là, la «vague orientale», «watariats» et assimilés, la «hadhra» et le «mezoued», étaient encore là et en aussi grand nombre. Seule différence peut-être‑: le théâtre, beaucoup plus présent cette année, fort de quelques créations traitant des sujets de l'heure. Néanmoins, là aussi, les vieilles tendances ont prévalu : comédies légères et «one man shows» hilarants. Le plus frappant, enfin, est que le budget global a été réparti selon le critère d'usage, sans distinction de projets ou de qualités. Sous Ben Ali, c'était une sorte de «misanthropie d'Etat», qui servait d'instrument de ralliement. Tous les artistes, quel qu'était leur niveau, avaient droit au chapitre, ainsi tout le monde de l'art devenait «redevable». Curieusement, l'édition 2011 a reproduit le «modèle». Certes pas avec les mêmes intentions, mais avec les mêmes, contestables, résultats. Rompre avec la mainmise de l'Etat Edition improvisée, concept ambigu, qualité moyenne, relative présence du public aussi‑: tout cela appartient désormais au passé. Les festivals 2011 devraient, maintenant, aider à songer à l'avenir. Les premiers six mois de la révolution ne pouvaient, à l'évidence, suffire à amorcer un véritable changement. Le volontarisme de la tutelle, l'enthousiasme d'une certaine frange d'artistes n'étaient, à vrai dire, que professions de foi. On savait bien que les difficultés de la situation révolutionnaire, le peu de moyens disponibles, le peu de temps imparti, n'allaient pas dans le sens d'une transformation de fond du paysage et des contenus festivaliers. D'ici à la prochaine session, cependant, des leçons peuvent être tirées, sur la base des erreurs commises et dans le droit fil de l'ère nouvelle qui s'annonce. Il y a déjà un point sur lequel il devrait y avoir accord‑: c'est la rupture totale, radicale, avec les politiques et les pratiques qui avaient cours sous le régime déchu. La démarche à adopter est simple: il faudra faire une croix sur la mainmise du pouvoir sur les arts et la culture, bannir le «paternalisme» de l'Etat, éliminer toutes les formes d'opportunisme, de populisme et de favoritisme, s'opposer aux intrusions, écarter les faux talents. Et les festivals, tous nos festivals, devraient refléter directement cette nécessaire refonte. Les festivals ont un grand rôle à jouer dans l'éveil de la conscience collective. Ça n'est pas que du «bon temps» offert à des «masses crédules», «en mal de divertissement». En aval de la politique culturelle, ce sont des lieux de formation citoyenne, impactant des millions d'individus. Dans les douze mois à venir, cela devrait constituer l'essentiel de la réflexion (prospective) des responsables, autant que des élites et des acteurs de la culture. Et avec les «trop-pleins» A la démarche conceptuelle on gagnerait aussi à adjoindre une démarche pragmatique, consistant à identifier, aux fins de les éviter, les nombreuses erreurs qui handicapaient, ô combien, l'orientation, le contenu et les objectifs réels des festivals. On en citera quelques-unes, des plus récurrentes, à notre avis des plus nocives. Le trop-plein de festivals d'abord. Ceux-ci se comptaient par centaines, notamment dans les régions. L'idée en était qu'il fallait «démocratiser la culture», l'amener au fin fond du pays. La conséquence en fut que ce que l'on proposait à des populations éloignées, déjà laissées à la marge du développement économique et social, se réduisait à des manifestations bas de gamme où l'on convoquait des artistes de «seconde zone». Au «largage» économique et social on ajoutait l'inculture et le mauvais goût. Le développement égal des régions, cheval de bataille des nouvelles classes politiques, inclut aussi, qu'on le sache, le droit égal d'accès au meilleur de la culture et des arts. Des festivals par centaines ne servent en fait à rien. C'est du «folklore» présenté sous l'étiquette de la démocratisation culturelle. On ne sait exactement quelles mesures il faudra prendre pour y mettre fin, mais deux à trois festivals, bien conçus, bien financés, dans chaque grande région seront certainement d'un meilleur effet sur les publics. Il n'y aura qu'à résoudre des problèmes (nullement prohibitifs) de transport et de mobilité des spectateurs entre les différentes localités. Au trop-plein des festivals correspondait, en toute logique, le trop-plein d'artistes sollicités. On ne veut froisser personne mais la règle du «partage équitable» chère à l'ancien establishment culturel ne se justifie plus. Forcément, il faudra désormais faire le tri, distinguer les compétences et les talents. En un mot chercher à mettre un terme à l'assistanat. On est dans l'art, pas sur le marché du travail. Sauf à être un génie incompris, ce qui est rare, très rare, à notre époque de grande communication, être artiste, aujourd'hui, signifie ou s'imposer par sa qualité ou justifier d'une audience. Avoir les deux à la fois est l'idéal. Mais ne posséder ni l'un ni l'autre et revendiquer une participation dans les festivals, c'est-à-dire réclamer sa part du budget de la culture, équivaut à «mendier», périodiquement, l'argent du contribuable. Les mesures, ici, restent, toutefois, difficiles à mettre en œuvre. Le marché musical, par exemple, est toujours en butte au piratage. Les droits de propriété artistiques ne sont toujours pas protégés. Des régularisations s'imposent afin que chaque chanteur, chaque compositeur puisse assumer, seul, la responsabilité de son échec ou de sa réussite. Si ce problème venait à être, enfin, résolu, l'assistance de l'Etat n'aurait plus raison d'être. La sélection dans les festivals pourrait alors reposer sur des critères exclusivement artistiques, à défaut (au moins), sur des critères d'audience. Les plus talentueux ou les plus demandés par le public auraient priorité. Les autres n'auraient qu'à faire, d'abord, leurs preuves sur le marché. Il n'y a pas que la chanson L'hégémonie de la musique, notamment de la chanson, n'est pas, non plus, le choix unique des festivals. Dans les années 70 et jusqu'aux débuts des années 80, les directions successives avaient compris l'intérêt d'équilibrer leurs programmes en réservant une bonne place à d'autres formes culturelles et artistiques. Le théâtre bénéficiait d'un plus grand nombre de participations. La poésie et les grands ballets de même. Il faut en convenir maintenant: l'inflation de la chanson correspondait à un mobile politique précis. Sous la dictature de Ben Ali, surtout, c'était un divertissement collectif planifié, orienté, qui contribuait, dans l'esprit du pouvoir, à endormir la vigilance et le sens critique des foules. D'ores et déjà, cette stratégie de gouvernance mal intentionnée est à reléguer au ban de l'histoire. L'Etat démocratique nouveau, librement élu, a le devoir de répondre aux aspirations culturelles des citoyens. Les festivals doivent traduire ces aspirations, en rompant avec le système «pernicieux» du divertissement systématique, en ne s'en tenant plus à l'exclusive de la chanson, en proposant au large public un éventail de spectacles plus propices à la perception intelligente et consciente des arts. En un mot, en se conformant au rôle qui leur est foncièrement dévolu.