La communauté des artistes tunisiens a perdu, il y a un peu plus d'un mois, une artiste de talent. Dorria Ben Abdallah est décédée le 28 août 2011, à l'âge de 58 ans. Elle ne sera pas, pour ainsi dire, allée jusqu'au bout de sa dernière exposition intitulée " Imprévus " qui se tenait depuis le 2 juillet, à la galerie Sidi Abdallah à la Médina (Hammamet). Elle était une femme discrète, douce et humaine. Sa peinture est riche de couleurs avec un impact puissant sur l'œil. Membre fondateur de l'Association des artistes plasticiens de Hammamet et membre de l'Union des plasticiens tunisiens, elle a, durant toute sa vie, cru dans la force de la création. En hommage à son œuvre, et en souvenir de sa belle voix, des extraits d'un entretien inédit, réalisé avec elle le 15 mai 1995, par Noureddine Kridis, président de l'Inart. Si tu te présentais, d'abord… Dorria Ben Abdallah, 43 ans, je les aurai bientôt. Autodidacte. J'ai appris la peinture comme ça sur le tas, si vous voulez. J'aime bien toucher à toutes les matières, en sentir toute la sensualité. Pour moi, l'art plastique ne concerne pas seulement la peinture, mais...tout l'artisanat (entre guillemets), minimisé par certains... On peut faire de très belles choses, en beauté et de qualité. Je pense donc, que l'art et l'artisanat, c'est du pareil au même. Commençons par tes derniers travaux… Il faut dire qu'au départ, je ne me prenais pas tellement au sérieux. J'ai fait de la peinture un peu comme tout le monde. Dans la famille, on est artistes sur les bords; de la peinture par-ci, de la musique par-là… J'ai mis du temps à me consacrer aux arts plastiques. M'étant arrêtée au Bac, j'estime ne pas avoir réussi dans mes études et ne pas avoir pu faire ce que je voulais. J'étais déçue de la vie, de la société et des gens. Il m'a fallu un certain nombre d'années pour prendre conscience que certaines choses sont vraiment factices, que la vie, c'est surtout la valeur humaine et qu'il y a des qualités en tout être humain (les autres ou moi-même) qu'il faut cultiver donc, que ce soit chez moi ou chez les autres. Dès lors, les choses ont commencé à changer. Au début, je n'avais pas confiance en moi, j'étais tout le temps angoissée et j'avais peur de ne pas réussir, de ne pas plaire. Il m'a fallu entrer en quarantaine, comme on dit, pour me découvrir et me retrouver. J'ai pu, enfin, me dire : "Tiens, tu fais de belles choses, pourquoi ne pas en faire profiter les autres ?". C'est ainsi que j'ai commencé par les patchworks (pour lesquels j'ai un faible) que j'ai essayé d'adapter en les "tunisifiant". Et ça a marché! Mon travail a été surtout apprécié par les étrangers, mais il n'a pas eu grand écho auprès des Tunisiens. Cela m'a déçue et je me suis arrêtée. Ton premier contact avec les arts plastiques a donc été le patchwork… Non, pas vraiment. J'ai fait des tentatives dans la peinture, mais ce n'était pas vraiment sérieux. C'était juste pour la famille ou pour les amis. C'est-à-dire que je n'avais pas l'idée d'exposer un jour. Mais lorsque j'y ai été encouragée… Tu dis avoir abandonné le patchwork. Est-ce parce qu'il est déprécié ? J'aurais voulu continuer. J'aime toujours le patchwork et j'espère que d'ici quelque temps, j'arriverai à me faire connaître en peinture, afin de retourner à mes premières amours et avoir ainsi davantage l'opportunité de les faire apprécier par mes concitoyens. Ce n'est pas tellement pour moi que je le ferai, ce sera surtout pour les autres. Je n'aime pas que certaines gens minimisent le patchwork, qu'elles disent que c'est facile, à la portée de tout le monde et que ce n'est pas artistique. D'autant que cela n'est pas vrai. Il faut voir les expositions qui se font à l'étranger, en France, en Allemagne ou en Suisse, où les patchworks sont très appréciés et considérés comme des œuvres d'art à part entière. Quand tu es devant la toile, est-ce que tu te laisses aller à l'inspiration du moment ? En d'autres termes, comment abordes-tu ton travail ? Il faut reconnaître que je suis assez "paresseuse", c'est-à-dire que je laisse le temps à l'idée de prendre forme. C'est peut-être parce que je suis de ceux qui aiment l'aventure, quand, quand ils en mesurent et maîtrisent les risques (rires). Je n'aime pas me retrouver devant une toile vierge, sans rien en perspective. L'idée pousse dans ma tête pendant des semaines et des semaines, jusqu'à devenir presque palpable; l'étude se fait dans mon esprit, jamais sur le papier, se développant, changeant ou évoluant. Une fois devant la toile, j'ai à peu près l'idée de ce que j'ai envie de faire. Mais elle n'est pas nécessairement définitive. Au fur et à mesure que j'avance, elle peut changer de bout en bout. Quels sont tes rapports profonds avec la toile ? Je suis une passionnée, très passionnée (rires). Je suis de ceux qui aiment vraiment ou n'aiment pas du tout. Quand je peins, il faut que j'aille jusqu'au bout, quitte à être déçue par le résultat et à me dire que ce n'est pas ce que je voulais. Je déteste le goût de l'inachevé. Je veux vivre l'expérience entière, certainement parce que je suis entière. Quand je commence un travail, je m'y consacre jour et nuit, abandonnant tout le reste. Je me sens beaucoup mieux après. Je peux rester trois ou quatre jours, ou même un mois, sans rien faire. Bien sûr, il m'arrive de retourner à ma toile, voir s'il y a de petites choses à fignoler. Une fois l'œuvre finie, j'ai le même sentiment que lorsque je confie un grand problème à quelqu'un de proche. Cela est rare, étant un peu introvertie, mais c'est un fardeau qui vous est enlevé de sur le cœur. Est-ce que tu n'as rêvé que de peinture, comme activité artistique ? Oh, je voulais chanter avant. J'avais une belle voix que j'ai esquintée par la cigarette. Oui, j'aurais bien voulu me consacrer à la chanson, mais je suis tout aussi bien avec ce que je fais. Quels sont tes rapports avec les gens du métier? D'accord ou de compétition ? Non, non, pas de compétition, mais plutôt d'échange, d'idées surtout... On dit toujours que l'art est plutôt individuel et individualiste. Qu'en penses-tu ? Oui, il est individuel, mais c'est toujours bien de voir les travaux des autres. C'est même enrichissant. Et comme je vous l'ai dit, je suis de ceux qui aiment ou n'aiment pas ; apprécier, ou pas, une œuvre d'art, se passe au niveau des sentiments. Je n'y porte pas de regard philosophique.