L'affaire des indignés de la Maâlga (Voir La Presse d'hier) révèle à quel point l'Etat fonctionne au ralenti aujourd'hui. Ses décisions ne sont plus respectées et sa voix ne semble plus porter. Une quête de légalité, d'équité et de justice semble par contre secouer les citoyens, notamment ceux qui sont intervenus pour arrêter ce chantier «coup de poing» à la Maâlga en continuant à assurer des rondes de surveillance sur le lotissement. Ils proposent dans cette seconde partie de notre enquête des pistes de sortie de crise. Les indignés de la Maâlga ont-ils tous lu le pamphlet de Stéphane Hessel Indignez-vous ! *, best seller de l'année 2010, qui a engendré le mouvement des Indignés à travers le monde? Probablement pas. Pourtant c'est étonnant avec quelle application ils ont traduit ses idées en actes depuis dimanche après-midi sur ce chantier illégal de Bir Ftouha, érigé au-dessus d'un site archéologique, face à la Cité des Pins, dans le périmètre de Carthage. « Manifestation pacifique », comme ce rassemblement qui a eu lieu lundi dernier dans et devant le siège de la municipalité de Carthage, « Action en réseau », une plateforme d'échange d'informations a été formée sur Facefook (Action citoyenne Maâlga) et «Un engagement au nom de sa responsabilité de personne humaine » dénué de tout parti pris politique ou idéologique, caractérisent la mobilisation des habitants de la banlieue nord pour le sauvetage d'un terrain grand de 12, 5 ha déclassé par Ben Ali au profit des Trabelsi. Et même si, en cette fin du week-end dernier, les trois premières personnes à avoir occupé le lotissement de Bir Ftouha et à avoir donné le signal de la mobilisation sur les réseaux sociaux sont membres d'un parti historique, aucune récupération politique ne semble être faite autour de cette affaire. «Concertons-nous !» « Il faut arrêter de recourir au mythe de l'Etat providence comme par le passé. Il nous revient aujourd'hui à nous citoyens de coopérer avec l'Etat ou de lui mettre la pression en vue de prendre notre destin en main», affirme Sami Bahri, propriétaire du Café Saf Saf à la Marsa et membre du noyau dur des indignés de la Maâlga. Malgré les trois textes officiels publiés de février à mai 2011 pour suspendre les travaux du chantier, la commission installée au sein du ministère de la Culture pour étudier au cas par cas les dossiers des terrains reclassés après le 14 janvier et le rapport sur le lotissement de Bir Ftouha soumis par Abdelmajid Ennabli, archéologue spécialiste de Carthage, à la Commission de lutte contre la corruption et les malversations d'Abdellatif Amor, l'affaire de la Maâlga ne semble pas avancer d'un iota. De cette réunion des citoyens, venus très nombreux le lundi manifester leur colère dans la salle des fêtes de la municipalité avec une dignité irréprochable, sont sortis plusieurs scénarios pour trouver ensemble des pistes de sortie de crise. L'arrêt immédiat des travaux a été voté à l'unanimité. Il reste que cette décision, d'ailleurs finalement appliquée par la police municipale depuis le début de la semaine, ne résoudra pas définitivement le problème : le provisoire durerait encore et encore. La première alternative a été proposée par Mohamed Ali Hammami, vice-président de la municipalité de Carthage : «Mettons-nous tous autour d'une table, propriétaires des lots litigieux, archéologues, cadres municipaux et citoyens de Carthage pour trouver ensemble dans un esprit de concertation une issue à ce problème». Parmi les indignés de la Maâlga, beaucoup ont tout de suite adhéré à cette suggestion, dont Sami Bahri : «Les propriétaires sont des citoyens et une action comme la nôtre ne peut pas aller à l'encontre des intérêts des citoyens», soutient-il. Animé d'une bonne volonté, Mohamed Ali Hammami fait partie de la nouvelle équipe municipale. Il s'est débattu toute cette semaine avec les lourdes procédures administratives pour essayer de remblayer les trous creusés par les propriétaires : «Une action forte, qui rassurera les gens», dit-il. Mais les autorisations de l'Institut national du patrimoine n'arrivent toujours pas. Le scandale de Marbella: un cas d'école Beaucoup plus radical, un homme d'affaires présent dans la salle va plus loin. Il raconte le scandale immobilier qui a éclaboussé en 2006 la station touristique de Marbella en Espagne. Les équipes municipales n'avaient pas hésité à l'époque à retourner l'énorme demande sur le logement à leur bénéfice en requalifiant des zones protégées en terres constructibles. Les sommes obtenues étaient colossales. En attendant l'ordonnance du tribunal pour démolir les immeubles, les propriétaires ont été indemnisés sur la base des biens saisis des promoteurs immobiliers et du réseau mafieux qui se cachait derrière l'opération. «Pourquoi ne pas prendre ce cas d'école comme référence dans notre affaire ? Et remonter la chaîne jusqu'aux Trabelsi et leurs associés afin de rembourser les gens et raser le terrain. Pour la force symbolique de cet acte», ajoute le jeune homme. Lorsque Abdelmajid Ennabli, lui qui a travaillé en tant que conservateur du site de Carthage de 1973 à 2001, revient sur «le lieu du crime», le lotissement de la Maâlga, et évalue les dégâts des bulldozers et de l'urbanisation galopante, les larmes lui montent presque aux yeux… Une zone verte à perte de vue Avec son ami Jellel Abdelkafi, paysagiste et urbaniste, ils ont rêvé d'un autre sort pour l'ensemble des paysages, qui font le charme de Carthage et lui donnent toute sa valeur historique et esthétique. C'est d'ailleurs sur ces critères inspirés des chartes de l'Unesco que l'Etat tunisien a classé par décret le site de Carthage en 1985. Leur projet d'intégrer les 400 ha non- aedificandi dans un parc archéologique — selon le principe du Plan de protection et de mise en valeur (PPMV) inclus dans le Code du patrimoine tunisien — à la fois réserve pour les chercheurs et espace de promenade, de détente et de culture pour les populations vivant dans les cités environnantes, a été saboté par l'ex-président Ben Ali (Voir notre article du 22 février 2011). Comme lui Leila Sebai Ladjimi, historienne et épigraphe, croit dur comme fer que la seule façon de sauver Carthage aujourd'hui et de la préserver belle et altière pour les générations futures et pour l'humanité entière, consiste pour les autorités tunisiennes à approuver le PPMV. Dans un article paru dans le journal Le Monde daté du 31 mars 2011, Ezzedine Bach Chaouch, l'actuel ministre de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, affirmait : «Ce qu'a fait le régime déchu en s'attaquant au site de Carthage est un crime contre l'humanité». Il promettait : «Nous allons entamer au plus vite la procédure d'adoption du PPMV». Six mois après, Jellel Abdelkafi, Abdemajid Ennabli et Leila Sebai attendent toujours… ——————————————— *Indignez-vous !: Stéphane Hessel_ Indigène Editions, 2010_ Prix: 6,800DT