Par Kamel ESSOUSSI Le ministère des Affaires sociales, une fois n'est pas coutume, s'est illustré par l'organisation d'un séminaire international à haute teneur scientifique et au panel d'intervenants des plus huppés sur le thème d'actualité «Justice sociale et lutte contre l'exclusion dans un contexte de transition économique». C'est vrai que les mécanismes de lutte contre l'exclusion sont très divers. Ils ont été concrétisés par la «dégourbification» et le «développement rural intégré» du temps de Bourguiba, le programme d'aide aux familles nécessiteuses, pour passer au Fonds 21-21 pour l'emploi, au fameux Fonds 26-26 de triste mémoire... Reste que dans toute la littérature sur la pauvreté, l'exclusion, c'est la sécurité sociale qui, au fond, peut seule instaurer avec plus ou moins de bonheur un brin de justice sociale. Et c'est justement là que le bât blesse car notre système de protection sociale a été défaillant sur pratiquement toute la ligne. On pourra rétorquer que notre système des pensions dans l'absolu génère des transferts sociaux importants et assure des pensions consistantes qui dépassent le salaire d'activité dans le secteur public, que notre système d'assurance contre le risque maladie a ouvert toutes grandes les portes de la médecine de libre pratique au profit d'une large frange de la population condamnée jusqu'à la réforme de 2004 à se soigner dans les structures hospitalières publiques, et j'en passe…Mais en fait à qui profite notre système de sécurité sociale, si ce n'est aux travailleurs et encore aux seuls travailleurs qui ont eu l'heureuse chance d'intégrer la fonction publique et les entreprises publiques et privées structurées ? En réalité, que de pans entiers de la société n'a-t-on pas sacrifié, marginalisé et exclu de cette protection sociale sous le sceau d'un système légalement injuste parce qu'il ne pouvait pas les faire entrer sous son moule historiquement bismarckien basé sur la seule mutualité du risque entre professionnels. Chômeurs, travailleurs dans l'informel, travailleurs précaires sont donc systématiquement éjectés du système et tous devaient se débrouiller pour faire face aux risques pourtant inhérents à toute vie humaine tels que les risques maladie, vieillesse, décès… Venons-en à ce taux de couverture par la sécurité sociale de 95 % de la population assujettie dont nous rabâchaient les oreilles Ben Ali et ses serviteurs. C'est réellement un leurre destiné à la propagande dictatoriale, sans plus, parce que tout compte fait, l'explosion des libertés acquises par la grâce de la révolution du 14 Janvier dernier nous l'a dévoilé à seulement 81%. Il en est de même du taux de pauvreté dont le seuil ne dépasse guère mensongèrement sous sa dictature 3,2% de la population totale et qui a explosé littéralement à la figure de tous les Tunisiens étonnés de découvrir qu'il avoisine les 24%, et au meilleur des cas, il s'élève à 11,8% si l'on adopte les critères indulgents de la Banque mondiale. De replâtrage en replâtrage, sans stratégie cohérente et sans objectifs clairs de lutte contre l'injustice sociale, la galère de la sécurité sociale a passé 50 longues années à voguer dans les errements, le mensonge et l'exclusion. Car comment peut-on délibérément occulter l'absence, dans notre système de sécurité sociale, de l'assurance chômage alors que nous avions souscrit aux conventions internationales qui imposaient de la prendre en charge ? Par quel miracle voulait-on protéger les travailleurs précaires en leur imposant un système contributif de l'employeur unique dans une branche d'activité unique alors qu'une femme de ménage par exemple ou un pêcheur est employé par 3 ou 4 employeurs par jour et qu'il peut changer de secteur d'activité selon les saisons et les circonstances ? Comment a-t-on osé saucissonner le système de sécurité sociale de façon aussi drastique en lui confiant le seul bon risque des travailleurs des secteurs structurés, seul à même de pouvoir supporter l'effort contributif de la profession; en lui fourrant pour de très piteux résultats à l'efficience douteuse les travailleurs de maison, les occasionnels, les ouvriers des chantiers nationaux, et tous les travailleurs précaires en général qui étaient sous-rémunérés et non déclarés par ceux qui les employaient; en confiant le reste des prestations non objectives, c'est-à-dire aides en nature, en numéraire et en soins gratuits à des autorités politiques centrales et locales qui soupesaient la pauvreté au seul degré d'alliance et d'obédience des citoyens aux cellules destouriennes et au omda du coin. Je n'oserais pas encore me référer aux prestations reines classiques du système de sécurité sociale pour ne pas trop noircir le tableau: les retraites, d'une part, ignorées, occultées dans leur agonie financière et qui souffrent de l'absence d'une réforme imminente impérative sans qu'aucun des 100 partis prétendants à la succession ne l'inscrive dans son programme électoral de peur de fâcher; l'assurance maladie, d'autre part, qui souffre des mêmes maux de déficit chronique 5 ans seulement après sa mise en vigueur parce que l'ancien pouvoir et le syndicat des médecins de libre pratique la voulaient tout de suite et à leurs conditions à eux, à la française, basée sur le principe du «paiement à l'acte», véritable fossoyeur budgétivore et incontrôlable que même la France nous avait déconseillé. Non la sécurité sociale en Tunisie n'a nullement réglé le problème de l'exclusion et de la pauvreté malgré sa vocation à le résoudre. Ce n'est pas tant la sécurité sociale qui est incriminée que la manière dont on l'a conçue sous l'ancien régime sans stratégie, sans principes novateurs, sans processus intégré de réformes et surtout dans le désengagement total de l'Etat de son rôle d'assureur social par le biais de l'impôt au profit de toutes les franges de la population. Mais là, il fallait d'autres gouvernants, fonceurs et libres, pour réintroduire cette notion de sécurité sociale universelle qui satisfait les besoins minimum de ses populations résidentes. Il fallait également revenir aux bons vieux concepts d'éducation publique, de santé publique qu'on a eu trop tendance à abandonner au profit du privé. Le tout est à revoir. Le coup de pied dans la guêpière de l'iniquité sociale, c'est la révolution qui a osé le balancer. Le gouvernement dans cette tourmente transitionnelle a eu le mérite d'essayer de prospecter les grandes lignes de conduite pour rebâtir sur du neuf, notamment par cette idée du socle de base d'un minimum social pour tous les exclus du système. C'est aux gouvernements élus qui suivront qu'incombera la lourde tâche de désamorcer la poudrière protection sociale pour lui insuffler une dose d'universalité et l'asseoir sur des bases plus justes. Mais encore faut-il qu'ils en soient conscients car pour le moment c'est beaucoup plus le politique et les sièges à la Constituante qui intéressent les prétendants au pouvoir, que ce qu'il y a derrière comme gros problèmes à résoudre d'une protection sociale jusqu'ici financièrement moribonde et socialement injuste.