Par Khaled TEBOURBI Envie de commenter les passages de Amel Mathlouthi et de Zied Gharsa à «Labass» (Ettounssia TV). Le «Talk» est bon du reste, encore que ses «mobiles» demeurent un tant soit peu ambigus. L'animateur, Nawfel, pose toujours ses questions à dessein. Il est jeune mais il a déjà du propos. Et les sketches de Jaâfar El Gasmi ont l'humour fin, surtout concis, les plaisanteries les plus courtes restant les meilleures. Si les chaînes existantes et les quatre ou cinq qui s'annoncent ont ce scrupule de la télévision, à la fois légère et incisive, les téléspectateurs tunisiens zapperont beaucoup moins vers d'autres «cieux». Ce qui m'a retenu tout particulièrement dans les passages de Zied Gharsa et de Amel Mathlouthi c'est ce qu'ils ont dit de la chanson engagée. Le thème est de circonstance, mais il n'est pas sûr qu'il ne suscitera pas toujours débat. Zied Gharsa, qui appartient à un tout autre «monde», a clairement exprimé son avis. On pouvait le soupçonner d'attitude partisane (de défendre «la musique de papa») il eut, malgré tout, de solides arguments. Il a reproché à la chanson engagée ce que lui reprochent à peu près tous les spécialistes, pas seulement les adeptes de la musique arabe conventionnelle, mais les musiciens en général. «Cette chanson a sûrement du texte — a-t-il observé — et certainement du message, le problème est qu'elle est souvent mal composée, mal exécutée, et ses voix, pour la plupart, sont à la limite du chant…». Amel Mathlouthi n'a pas répondu à ces critiques. Elle a préféré aborder la question (encore trouble) de la durée de la chanson engagée. N'est-elle qu'un genre lié à des périodes précises, politiques, idéologiques, révolutionnaires? Ou bien se maintient-elle dans les mémoires par-delà les contextes qui l'ont inspirée et qui l'on vu naître? La pérennité, pourquoi? Amel Mathlouthi a pris fait et cause pour cette dernière thèse. Elle a cité l'exemple de son succès Ana Horra qui est sorti bien avant la révolution tunisienne, et qui a de «larges perspectives d'audience» devant elle. Elle pouvait d'ailleurs s'appuyer sur d'autres exemples. Ceux de Cheikh Imam, de Marcel Khalife, de Paolo Conté en Italie, de Bob Dylan aux Etats-Unis (pour ne citer qu'eux) dont quelques vieilles «créations militantes» survivent à ce jour. A dire vrai, et Amel Mathlouthi a bien eu raison de le souligner, les thèmes humanistes, universalistes, perdurent toujours. Foued Najm et Cheikh Imam, Ali Saïdane et Hédi Guella, les poètes paroliers Joan Baez, Bob Dylan, Paolo Conté, auteur lui-même (et j'en oublie sûrement) avaient l'intuition (le génie) de ces textes intemporels qui traversent les époques et les générations. Ana Horra, sans doute, est de cette «mouture» prosodique. Elle a des mots qui touchent dans l'absolu. Mais il n'y a pas que ça pour faire la pérennité d'une chanson, fût-elle engagée. Il y a, comme y a fait mention Ziad Gharsa, l'œuvre musicale proprement dite‑: l'exécution instrumentale, la composition, le chant. La stricte mesure esthétique en un mot. A vrai dire, encore, si Baez, Dylan, Conté, Guella, Cheikh Imam, Marcel Khalife et bien d'autres maîtres du genre ont des répertoires au long cours, si Ana Horra a des chances réelles d'avenir, c'est aussi, ne l'oublions pas, parce que ces artistes étaient de grands musiciens, des interprètes d'exception et de bien belles voix; c'est parce que Amel Mathlouthi dans Ana Horra développe un style «anté-lyrique», qui a la mélancolie du chant des troubadours, sur une mélodie simple et sincère. Deux exemples à part J'ai laissé, pour la fin, l'exemple de Sayyed Derouich. Et je dirais bien un mot, à ce sujet, de Ziad Rahabani. Sayyed Derouich était l'illustration parfaite, le prototype historique, de l'artiste qui cumulait toutes les qualités de la chanson engagée. Et qui ne concédait rien sur rien. Toutes les composantes d'une œuvre musicale devaient se valoir à ses yeux : paroles, mélodies, interprétation. Et toujours aux hauts niveaux que l'on sait. Les chansons du peuple de Sayyed Derwish ont été reprises après lui, sous Farouk, sous Nasser, sous les dictatures de Sadate et de Moubarek, pendant et certainement après la révolution. Elles durent grâce à «l'intemporalité» de leurs thèmes, à leur adaptabilité mais elles résistent à tout, aux modes, aux changements de goûts, aux dictatures mêmes, car ce sont de vraies musiques, imaginées, conçues, inspirées, élaborées, interprétées, dirait Pierre Bourdieu, dans «Les règles de l'art». Pures créations, pas seulement des «discours». Ziad Rahabani fut le camarade de Marcel Khalife au sein du parti communiste libanais. Il avait toutes les raisons de consacrer son art à ses causes et ses combats politiques. Il composa, certes, de magnifiques chansons sur la Palestine et le Liban, mais pour l'essentiel de son œuvre, il veilla à ne jamais être qu'artiste et musicien. C'est cela peut-être ce que l'on devrait entendre par engagement dans la chanson. Cela s'appelle retour.